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[Les] aventures de Télémaque - Fénelon Premier livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Télémaque, conduit par Minerve, sous la figure de Mentor, est jeté par une tempête dans l'Ãle de Calypso. Cette déesse, inconsolable du départ d'Ulysse, fait au fils de ce héros l'accueil le plus favorable, et, concevant aussitôt pour lui une violente passion, elle lui offre l'immortalité, s'il veut demeurer avec elle. Pressé par Calypso de faire le récit de ses aventures, il lui raconte son voyage à Pylos et à Lacédémone, son naufrage sur la côte de Sicile, le danger qu'il y courut d'être immolé aux mânes d'Anchise, le secours que Mentor et lui donnèrent à Aceste, roi de cette contrée, dans une incursion de Barbares, et la reconnaissance que ce prince leur en témoigna, en leur donnant un vaisseau phénicien pour retourner dans leur pays. Calypso ne pouvait se consoler du départ d'Ulysse. Dans sa douleur, elle se trouvait malheureuse d'être immortelle. Sa grotte ne résonnait plus de son chant; les nymphes qui la servaient n'osaient lui parler. Elle se promenait souvent seule sur les gazons fleuris dont un printemps éternel bordait son Ãle mais ces beaux lieux, loin de modérer sa douleur, ne faisaient que lui rappeler le triste souvenir d'Ulysse, qu'elle y avait vu tant de fois auprès d'elle. Souvent elle demeurait immobile sur le rivage de la mer, qu'elle arrosait de ses larmes, et elle était sans cesse tournée vers le côté où le vaisseau d'Ulysse, fendant les ondes, avait disparu à ses yeux. Tout à coup, elle aperçut les débris d'un navire qui venait de faire naufrage, des bancs de rameurs mis en pièces, des rames écartées çà et là sur le sable, un gouvernail, un mât, des cordages flottant sur la côte; puis elle découvre de loin deux hommes, dont l'un paraissait âgé; l'autre, quoique jeune, ressemblait à Ulysse. Il avait sa douceur et sa fierté, avec sa taille et sa démarche majestueuse. La déesse comprit que c'était Télémaque, fils de ce héros. Mais, quoique les dieux surpassent de loin en connaissance tous les hommes, elle ne put découvrir qui était cet homme vénérable dont Télémaque était accompagné c'est que les dieux supérieurs cachent aux inférieurs tout ce qu'il leur plaÃt; et Minerve, qui accompagnait Télémaque sous la figure de Mentor, ne voulait pas être connue de Calypso. Cependant Calypso se réjouissait d'un naufrage qui mettait dans son Ãle le fils d'Ulysse, si semblable à son père. Elle s'avance vers lui; et, sans faire semblant de savoir qui il est - D'où vous vient - lui dit-elle - cette témérité d'aborder en mon Ãle? Sachez, jeune étranger, qu'on ne vient point impunément dans mon empire. Elle tâchait de couvrir sous ces paroles menaçantes la joie de son coeur, qui éclatait malgré elle sur son visage. Télémaque lui répondit - O vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse quoique à vous voir on ne puisse vous prendre que pour une divinité, seriez-vous insensible au malheur d'un fils, qui, cherchant son père à la merci des vents et des flots, a vu briser son navire contre vos rochers? - Quel est donc votre père que vous cherchez? - reprit la déesse. - Il se nomme Ulysse - dit Télémaque - c'est un des rois qui ont, après un siège de dix ans, renversé la fameuse Troie. Son nom fut célèbre dans toute la Grèce et dans toute l'Asie, par sa valeur dans les combats et plus encore par sa sagesse dans les conseils. Maintenant, errant dans toute l'étendue des mers, il parcourt tous les écueils les plus terribles. Sa patrie semble fuir devant lui. Pénélope, sa femme, et moi, qui suis son fils, nous avons perdu l'espérance de le revoir. Je cours, avec les mêmes dangers que lui, pour apprendre où il est. Mais que dis-je? peut-être qu'il est maintenant enseveli dans les profonds abÃmes de la mer. Ayez pitié de nos malheurs; et, si vous savez, ô déesse, ce que les destinées ont fait pour sauver ou pour perdre Ulysse, daignez en instruire son fils Télémaque. Calypso, étonnée et attendrie de voir dans une si vive jeunesse tant de sagesse et d'éloquence, ne pouvait rassasier ses yeux en le regardant; et elle demeurait en silence. Enfin elle lui dit - Télémaque, nous vous apprendrons ce qui est arrivé à votre père. Mais l'histoire en est longue il est temps de vous délasser de tous vos travaux. Venez dans ma demeure, où je vous recevrai comme mon fils venez; vous serez ma consolation dans cette solitude; et je ferai votre bonheur, pourvu que vous sachiez en jouir. Télémaque suivait la déesse environnée d'une foule de jeunes nymphes, au-dessus desquelles elle s'élevait de toute la tête, comme un grand chêne dans une forêt élève ses branches épaisses au-dessus de tous les arbres qui l'environnent. Il admirait l'éclat de sa beauté, la riche pourpre de sa robe longue et flottante, ses cheveux noués par-derrière négligemment mais avec grâce, le feu qui sortait de ses yeux et la douceur qui tempérait cette vivacité. Mentor, les yeux baissés, gardant un silence modeste, suivait Télémaque. On arriva à la porte de la grotte de Calypso, où Télémaque fut surpris de voir, avec une apparence de simplicité rustique, tout ce qui peut charmer les yeux. On n'y voyait ni or, ni argent, ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni statues cette grotte était taillée dans le roc, en voûte pleine de rocailles et de coquilles; elle était tapissée d'une jeune vigne qui étendait ses branches souples également de tous côtés. Les doux zéphyrs conservaient en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil, une délicieuse fraÃcheur. Des fontaines, coulant avec un doux murmure sur des prés semés d'amarantes et de violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que le cristal; mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts dont la grotte était environnée. Là on trouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d'or, et dont la fleur, qui se renouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux de tous les parfums; ce bois semblait couronner ces belles prairies et formait une nuit que les rayons du soleil ne pouvaient percer. Là on n'entendait jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d'un ruisseau, qui, se précipitant du haut d'un rocher, tombait à gros bouillons pleins d'écume et s'enfuyait au travers de la prairie. La grotte de la déesse était sur le penchant d'une colline. De là on découvrait la mer, quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois follement irritée contre les rochers, où elle se brisait en gémissant, et élevant ses vagues comme des montagnes. D'un autre côté, on voyait une rivière où se formaient des Ãles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers qui portaient leurs têtes superbes jusque dans les nues. Les divers canaux qui formaient les Ãles semblaient se jouer dans la campagne les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité; d'autres avaient une eau paisible et dormante; d'autres, par de longs détours, revenaient sur leurs pas, comme pour remonter vers leur source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. On apercevait de loin des collines et des montagnes qui se perdaient dans les nues et dont la figure bizarre formait un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes voisines étaient couvertes de pampre vert, qui pendait en festons le raisin, plus éclatant que la pourpre, ne pouvait se cacher sous les feuilles, et la vigne était accablée sous son fruit. Le figuier, l'olivier, le grenadier et tous les autres arbres couvraient la campagne et en faisaient un grand jardin. Calypso, ayant montré à Télémaque toutes ces beautés naturelles, lui dit - Reposez-vous; vos habits sont mouillés, il est temps que vous en changiez ensuite nous nous reverrons, et je vous raconterai des histoires dont votre coeur sera touché. En même temps elle le fit entrer avec Mentor dans le lieu le plus secret et le plus reculé d'une grotte voisine de celle où la déesse demeurait. Les nymphes avaient eu soin d'allumer en ce lieu un grand feu de bois de cèdre, dont la bonne odeur se répandait de tous côtés, et elles y avaient laissé des habits pour les nouveaux hôtes. Télémaque, voyant qu'on lui avait destiné une tunique d'une laine fine, dont la blancheur effaçait celle de la neige, et une robe de pourpre avec une broderie d'or, prit le plaisir qui est naturel à un jeune homme, en considérant cette magnificence. Mentor lui dit d'un ton grave - Est-ce donc là , ô Télémaque, les pensées qui doivent occuper le coeur du fils d'Ulysse? Songez plutôt à soutenir la réputation de votre père et à vaincre la fortune qui vous persécute. Un jeune homme qui aime à se parer vainement, comme une femme, est indigne de la sagesse et de la gloire la gloire n'est due qu'à un coeur qui sait souffrir la peine et fouler aux pieds les plaisirs. Télémaque répondit en soupirant - Que les dieux me fassent périr plutôt que de souffrir que la mollesse et la volupté s'emparent de mon coeur! Non, non, le fils d'Ulysse ne sera jamais vaincu par les charmes d'une vie lâche et efféminée. Mais quelle faveur du ciel nous a fait trouver, après notre naufrage, cette déesse ou cette mortelle qui nous comble de biens? - Craignez - repartit Mentor - qu'elle ne vous accable de maux; craignez ses trompeuses douceurs plus que les écueils qui ont brisé votre navire le naufrage et la mort sont moins affreux que les plaisirs qui attaquent la vertu. Gardez-vous bien de croire ce qu'elle vous racontera. La jeunesse est présomptueuse; elle se promet tout d'elle-même quoique fragile, elle croit pouvoir tout et n'avoir jamais rien à craindre; elle se confie légèrement et sans précaution. Gardez-vous d'écouter les paroles douces et flatteuses de Calypso, qui se glisseront comme un serpent sous les fleurs; craignez le poison caché; défiez-vous de vous-même, et attendez toujours mes conseils. Ensuite ils retournèrent auprès de Calypso, qui les attendait. Les nymphes, avec leurs cheveux tressés et des habits blancs, servirent d'abord un repas simple, mais exquis pour le goût et pour la propreté. On n'y voyait aucune autre viande que celle des oiseaux qu'elles avaient pris dans des filets ou des bêtes qu'elles avaient percées de leurs flèches à la chasse. Un vin plus doux que le nectar coulait des grands vases d'argent dans des tasses d'or couronnées de fleurs. On apporta dans des corbeilles tous les fruits que le printemps promet et que l'automne répand sur la terre. En même temps, quatre jeunes nymphes se mirent à chanter. D'abord elles chantèrent le combat des dieux contre les géants, puis les amours de Jupiter et de Sémélé, la naissance de Bacchus et son éducation conduite par le vieux Silène, la course d'Atalante et d'Hippomène, qui fut vainqueur par le moyen des pommes d'or venues du jardin des Hespérides, enfin la guerre de Troie fut aussi chantée les combats d'Ulysse et sa sagesse furent élevés jusqu'aux cieux. La première des nymphes, qui s'appelait Leucothoé, joignit les accords de sa lyre à ces douces voix. Quand Télémaque entendit le nom de son père, les larmes qui coulèrent le long de ses joues donnèrent un nouveau lustre à sa beauté. Mais comme Calypso aperçut qu'il ne pouvait manger et qu'il était saisi de douleur, elle fit signe aux nymphes. A l'instant on chanta le combat des Centaures avec les Lapithes et la descente d'Orphée aux enfers pour en retirer Eurydice. Quand le repas fut fini, la déesse prit Télémaque et lui parla ainsi - Vous voyez - fils du grand Ulysse - avec quelle faveur je vous reçois. Je suis immortelle nul mortel ne peut entrer dans cette Ãle sans être puni de sa témérité, et votre naufrage même ne vous garantirait pas de mon indignation, si d'ailleurs je ne vous aimais. Votre père a eu le même bonheur que vous; mais hélas! il n'a pas su en profiter. Je l'ai gardé longtemps dans cette Ãle il n'a tenu qu'à lui d'y vivre avec moi dans un état immortel, mais l'aveugle passion de revoir sa misérable patrie lui fit rejeter tous ces avantages. Vous voyez tout ce qu'il a perdu pour revoir Ithaque, qu'il n'a pu revoir. Il voulut me quitter il partit; et je fus vengée par la tempête son vaisseau, après avoir été le jouet des vents, fut enseveli dans les ondes. Profitez d'un si triste exemple. Après son naufrage, vous n'avez plus rien à espérer, ni pour le revoir, ni pour régner jamais dans l'Ãle d'Ithaque après lui consolez-vous de l'avoir perdu, puisque vous trouvez ici une divinité prête à vous rendre heureux et un royaume, qu'elle vous offre. La déesse ajouta à ces paroles de longs discours pour montrer combien Ulysse avait été heureux auprès d'elle; elle raconta ses aventures dans la caverne du cyclope Polyphème et chez Antiphate, roi des Lestrygons; elle n'oublia pas ce qui lui était arrivé dans l'Ãle de Circé, fille du Soleil, ni les dangers qu'il avait courus entre Scylla et Charybde. Elle représenta la dernière tempête que Neptune avait excitée contre lui quand il partit d'auprès d'elle. Elle voulut faire entendre qu'il était péri dans ce naufrage, et elle supprima son arrivée dans l'Ãle des Phéaciens. Télémaque, qui s'était d'abord abandonné trop promptement à la joie d'être si bien traité de Calypso, reconnut enfin son artifice et la sagesse des conseils que Mentor venait de lui donner. Il répondit en peu de mots - O déesse, pardonnez à ma douleur; maintenant je ne puis que m'affliger. Peut-être que dans la suite j'aurai plus de force pour goûter la fortune que vous m'offrez laissez-moi en ce moment pleurer mon père; vous savez mieux que moi combien il mérite d'être pleuré. Calypso n'osa d'abord le presser davantage elle feignit même d'entrer dans sa douleur et de s'attendrir pour Ulysse. Mais pour mieux connaÃtre les moyens de toucher son coeur, elle lui demanda comment il avait fait naufrage et par quelles aventures il était sur ces côtes. - Le récit de mes malheurs - dit-il - serait trop long. - Non, non - répondit-elle - il me tarde de les savoir; hâtez-vous de me les raconter. Elle le pressa longtemps. Enfin il ne put lui résister, et il parla ainsi "J'étais parti d'Ithaque pour aller demander aux autres rois revenus du siège de Troie des nouvelles de mon père. Les amants de ma mère Pénélope furent surpris de mon départ j'avais pris soin de le leur cacher, connaissant leur perfidie. Nestor, que je vis à Pylos, ni Ménélas, qui me reçut avec amitié dans Lacédémone, ne purent m'apprendre si mon père était encore en vie. Lassé de vivre toujours en suspens et dans l'incertitude, je me résolus d'aller dans la Sicile, où j'avais ouï dire que mon père avait été jeté par les vents. Mais le sage Mentor, que vous voyez ici présent, s'opposait à ce téméraire dessein. Il me représentait, d'un côté, les Cyclopes, géants monstrueux qui dévorent les hommes, de l'autre, la flotte d'Enée et des Troyens, qui étaient sur ces côtes. Ces Troyens - disait-il - sont animés contre tous les Grecs; mais surtout ils répandraient avec plaisir le sang du fils d'Ulysse. Retournez - continuait-il - en Ithaque peut-être que votre père, aimé des dieux, y sera aussitôt que vous. Mais, si les dieux ont résolu sa perte, s'il ne doit jamais revoir sa patrie, du moins il faut que vous alliez le venger, délivrer votre mère, montrer votre sagesse à tous les peuples et faire voir en vous à toute la Grèce un roi aussi digne de régner que le fut jamais Ulysse lui-même." Ces paroles étaient salutaires; mais je n'étais pas assez prudent pour les écouter. Je n'écoutai que ma passion. Le sage Mentor m'aima jusqu'à me suivre dans un voyage téméraire, que j'entreprenais contre ses conseils, et les dieux permirent que je fisse une faute qui devait servir à me corriger de ma présomption." Pendant qu'il parlait, Calypso regardait Mentor. Elle était étonnée elle croyait sentir en lui quelque chose de divin; mais elle ne pouvait démêler ses pensées confuses; ainsi elle demeurait pleine de crainte et de défiance à la vue de cet inconnu. Alors elle appréhenda de laisser voir son trouble. - Continuez - dit-elle à Télémaque - et satisfaites ma curiosité. Télémaque reprit ainsi "Nous eûmes assez longtemps un vent favorable pour aller en Sicile; mais ensuite une noire tempête déroba le ciel à nos yeux, et nous fûmes enveloppés dans une profonde nuit. A la lueur des éclairs, nous aperçûmes d'autres vaisseaux exposés au même péril, et nous reconnûmes bientôt que c'étaient les vaisseaux d'Enée ils n'étaient pas moins à craindre pour nous que les rochers. Alors je compris, mais trop tard, ce que l'ardeur d'une jeunesse imprudente m'avait empêché de considérer attentivement. Mentor parut dans ce danger, non seulement ferme et intrépide, mais encore plus gai qu'à l'ordinaire c'était lui qui m'encourageait; je sentais qu'il m'inspirait une force invincible. Il donnait tranquillement tous les ordres, pendant que le pilote était troublé. Je lui disais "Mon cher Mentor, pourquoi ai-je refusé de suivre vos conseils? Ne suis-je pas malheureux d'avoir voulu me croire moi-même, dans un âge où l'on n'a ni prévoyance de l'avenir, ni expérience du passé, ni modération pour ménager le présent? O si jamais nous échappons de cette tempête, je me défierai de moi-même comme de mon plus dangereux ennemi c'est vous, Mentor, que je croirai toujours." Mentor, en souriant, me répondit "Je n'ai garde de vous reprocher la faute que vous avez faite; il suffit que vous la sentiez et qu'elle vous serve à être une autre fois plus modéré dans vos désirs. Mais, quand le péril sera passé, la présomption reviendra peut-être. Maintenant il faut se soutenir par le courage. Avant que de se jeter dans le péril, il faut le prévoir et le craindre; mais, quand on y est, il ne reste plus qu'à le mépriser. Soyez donc le digne fils d'Ulysse; montrez un coeur plus grand que tous les maux qui vous menacent." La douceur et le courage du sage Mentor me charmèrent; mais je fus encore bien plus surpris quand je vis avec quelle adresse il nous délivra des Troyens. Dans le moment où le ciel commençait à s'éclaircir et où les Troyens, nous voyant de près, n'auraient pas manqué de nous reconnaÃtre, il remarqua un de leurs vaisseaux presque semblable à celui des nôtres que la tempête avait écarté, et dont la poupe était couronnée de certaines fleurs il se hâta de mettre sur notre poupe des couronnes de fleurs semblables; il les attacha lui-même avec des bandelettes de la même couleur que celles des Troyens; il ordonna à tous nos rameurs de se baisser le plus qu'ils pourraient le long de leurs bancs, pour n'être point reconnus des ennemis. En cet état, nous passâmes au milieu de leur flotte ils poussèrent des cris de joie en nous voyant, comme en voyant des compagnons qu'ils avaient crus perdus. Nous fûmes même contraints par la violence de la mer d'aller assez longtemps avec eux. Enfin, nous demeurâmes un peu derrière, et, pendant que les vents impétueux les poussaient vers l'Afrique, nous fÃmes les derniers efforts pour aborder à force de rames sur la côte voisine de Sicile. Nous y arrivâmes en effet, mais ce que nous cherchions n'était guère moins funeste que la flotte qui nous faisait fuir nous trouvâmes sur cette côte de Sicile d'autres Troyens ennemis des Grecs. C'était là que régnait le vieux Aceste, sorti de Troie. A peine fûmes-nous arrivés sur ce rivage, que les habitants crurent que nous étions ou d'autres peuples de l'Ãle armés pour les surprendre, ou des étrangers qui venaient s'emparer de leurs terres. Ils brûlent notre vaisseau; dans le premier emportement, ils égorgent tous nos compagnons ils ne réservent que Mentor et moi pour nous présenter à Aceste, afin qu'il pût savoir de nous quels étaient nos desseins et d'où nous venions. Nous entrons dans la ville avec les mains liées derrière le dos, et notre mort n'était retardée que pour nous faire servir de spectacle à un peuple cruel quand on saurait que nous étions Grecs. On nous présenta d'abord à Aceste, qui, tenant son sceptre d'or en main, jugeait les peuples et se préparait à un grand sacrifice. Il nous demande d'un ton sévère quel est notre pays et le sujet de notre voyage. Mentor se hâta de répondre, et lui dit "Nous venons des côtes de la grande Hespérie, et notre patrie n'est pas loin de là ." Ainsi il évita de dire que nous étions Grecs. Mais Aceste, sans l'écouter davantage, et nous prenant pour des étrangers qui cachaient leur dessein, ordonna qu'on nous envoyât dans une forêt voisine, où nous servirions en esclaves sous ceux qui gouvernaient ses troupeaux. Cette condition me parut plus dure que la mort. Je m'écriai "O roi, faites-nous mourir plutôt que de nous traiter si indignement. Sachez que je suis Télémaque, fils du sage Ulysse, roi des Ithaciens. Je cherche mon père dans toutes les mers; si je ne puis ni le trouver, ni retourner dans ma patrie, ni éviter la servitude, ôtez-moi la vie, que je ne saurais supporter." A peine eus-je prononcé ces mots, que tout le peuple ému s'écria qu'il fallait faire périr le fils de ce cruel Ulysse, dont les artifices avaient renversé la ville de Troie. "O fils d'Ulysse - me dit Aceste - je ne puis refuser votre sang aux mânes de tant de Troyens que votre père a précipités sur les rivages du noir Cocyte vous et celui qui vous mène, vous périrez." En même temps, un vieillard de la troupe proposa au roi de nous immoler sur le tombeau d'Anchise. "Leur sang - disait-il - sera agréable à l'ombre de ce héros; Enée même, quand il saura un tel sacrifice, sera touché de voir combien vous aimez ce qu'il avait de plus cher au monde." Tout le peuple applaudit à cette proposition, et on ne songea plus qu'à nous immoler. Déjà on nous menait sur le tombeau d'Anchise on y avait dressé deux autels, où le feu sacré était allumé; le glaive qui devait nous percer était devant nos yeux; on nous avait couronnés de fleurs, et nulle compassion ne pouvait garantir notre vie. C'était fait de nous, quand Mentor demanda tranquillement à parler au roi. Il lui dit "O Aceste, si le malheur du jeune Télémaque, qui n'a jamais porté les armes contre les Troyens, ne peut vous toucher, du moins que votre propre intérêt vous touche. La science que j'ai acquise des présages et de la volonté des dieux me fait connaÃtre qu'avant que trois jours soient écoulés vous serez attaqué par des peuples barbares, qui viennent comme un torrent du haut des montagnes pour inonder votre ville et pour ravager tout votre pays. Hâtez-vous de les prévenir mettez vos peuples sous les armes et ne perdez pas un moment pour retirer au-dedans de vos murailles les riches troupeaux que vous avez dans la campagne. Si ma prédiction est fausse, vous serez libre de nous immoler dans trois jours; si, au contraire, elle est véritable, souvenez-vous qu'on ne doit pas ôter la vie à ceux de qui on la tient." Aceste fut étonné de ces paroles, que Mentor lui disait avec une assurance qu'il n'avait jamais trouvée en aucun homme. "Je vois bien - répondit-il - ô étranger, que les dieux, qui vous ont si mal partagé pour tous les dons de la fortune, vous ont accordé une sagesse qui est plus estimable que toutes les prospérités." En même temps, il retarda le sacrifice, et donna avec diligence les ordres nécessaires pour prévenir l'attaque dont Mentor l'avait menacé. On ne voyait de tous côtés que des femmes tremblantes, des vieillards courbés, de petits enfants, les larmes aux yeux, qui se retiraient dans la ville. Les boeufs mugissants et les brebis bêlantes venaient en foule, quittant les gras pâturages, et ne pouvant trouver assez d'étables pour être mis à couvert. C'était, de toutes parts, des cris confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient s'entendre, qui prenaient dans ce trouble un inconnu pour leur ami, et qui couraient sans savoir où tendaient leurs pas. Mais les principaux de la ville, se croyant plus sages que les autres, s'imaginaient que Mentor était un imposteur, qui avait fait une fausse prédiction pour sauver sa vie. Avant la fin du troisième jour, pendant qu'ils étaient pleins de ces pensées, on vit sur le penchant des montagnes voisines un tourbillon de poussière; puis on aperçut une troupe innombrable de Barbares armés c'étaient les Himériens, peuples féroces, avec les nations qui habitent sur les monts Nébrodes et sur le sommet d'Acratas, où règne un hiver que les zéphyrs n'ont jamais adouci. Ceux qui avaient méprisé la sage prédiction de Mentor perdirent leurs esclaves et leurs troupeaux. Le roi dit à Mentor "J'oublie que vous êtes des Grecs nos ennemis deviennent nos amis fidèles. Les dieux vous ont envoyés pour nous sauver; je n'attends pas moins de votre valeur que de la sagesse de vos conseils; hâtez-vous de nous secourir." Mentor montre dans ses yeux une audace qui étonne les plus fiers combattants. Il prend un bouclier, un casque, une épée, une lance; il range les soldats d'Aceste; il marche à leur tête et s'avance en bon ordre vers les ennemis. Aceste, quoique plein de courage, ne peut, dans sa vieillesse, le suivre que de loin. Je le suis de plus près; mais je ne puis égaler sa valeur. Sa cuirasse ressemblait, dans le combat, à l'immortelle égide. La mort courait de rang en rang partout sous ses coups. Semblable à un lion de Numidie que la cruelle faim dévore, et qui entre dans un troupeau de faibles brebis il déchire, il égorge, il nage dans le sang, et les bergers, loin de secourir le troupeau, fuient tremblants, pour se dérober à sa fureur. Ces Barbares, qui espéraient de surprendre la ville, furent eux-mêmes surpris et déconcertés. Les sujets d'Aceste, animés par l'exemple et par les ordres de Mentor, eurent une vigueur dont ils ne se croyaient point capables. De ma lance je renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. Il était de mon âge, mais il était plus grand que moi car ce peuple venait d'une race de géants qui étaient de la même origine que les Cyclopes. Il méprisait un ennemi aussi faible que moi mais, sans m'étonner de sa force prodigieuse, ni de son air sauvage et brutal, je poussai ma lance contre sa poitrine, et je lui fis vomir, en expirant, des torrents d'un sang noir. Il pensa m'écraser. Dans sa chute, le bruit de ses armes retentit jusqu'aux montagnes. Je pris ses dépouilles, et je revins à Aceste avec les armes du mort que j'avais enlevées. Mentor, ayant achevé de mettre les ennemis en désordre, les tailla en pièces et poussa les fuyards jusque dans les forêts. Un succès si inespéré fit regarder Mentor comme un homme chéri et inspiré des dieux. Aceste, touché de reconnaissance, nous avertit qu'il craignait tout pour nous, si les vaisseaux d'Enée revenaient en Sicile il nous en donna un pour retourner en notre pays, nous combla de présents, et nous pressa de partir pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyait; mais il ne voulut nous donner ni un pilote, ni des rameurs de sa nation, de peur qu'ils ne fussent trop exposés sur les côtes de la Grèce. Il nous donna des marchands phéniciens, qui, étant en commerce avec tous les peuples du monde, n'avaient rien à craindre et qui devaient ramener le vaisseau à Aceste quand ils nous auraient laissés à Ithaque. Mais les dieux, qui se jouent des desseins des hommes, nous réservaient à d'autres dangers. Second livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Suite du récit de Télémaque. Le vaisseau tyrien qu'il montait ayant été pris par une flotte de Sésostris, Mentor et lui sont faits prisonniers et conduits en Egypte. Richesses et merveilles de ce pays sagesse de son gouvernement. Télémaque et Mentor sont traduits devant Sésostris, qui renvoie l'examen de leur affaire à un de ses officiers appelé Métophis. Par ordre de cet officier, Mentor est vendu à des Ethiopiens qui l'emmènent dans leur pays, et Télémaque est réduit à conduire un troupeau dans le désert d'Oasis. Là , Termosiris, prêtre d'Apollon, adoucit la rigueur de son exil en lui apprenant à imiter le dieu, qui, étant contraint de garder les troupeaux d'Admète, roi de Thessalie, se consolait de sa disgrâce en polissant les moeurs sauvages des bergers. Bientôt Sésostris, informé de tout ce que Télémaque faisait de merveilleux dans les déserts d'Oasis, le rappelle auprès de lui, reconnaÃt son innocence, et lui promet de le renvoyer à Ithaque. Mais la mort de ce prince replonge Télémaque dans de nouveaux malheurs il est emprisonné dans une tour sur le bord de la mer, d'où il voit Bocchoris, nouveau roi d'Egypte, périr dans un combat contre ses sujets révoltés et secourus par les Phéniciens. Les Tyriens, par leur fierté, avaient irrité contre eux le grand roi Sésostris, qui régnait en Egypte, et qui avait conquis tant de royaumes. Les richesses qu'ils ont acquises par le commerce et la force de l'imprenable ville de Tyr, située dans la mer, avaient enflé le coeur de ces peuples. Ils avaient refusé de payer à Sésostris le tribut qu'il leur avait imposé en revenant de ses conquêtes, et ils avaient fourni des troupes à son frère, qui avait voulu, à son retour, le massacrer au milieu des réjouissances d'un grand festin. Sésostris avait résolu, pour abattre leur orgueil, de troubler leur commerce dans toutes les mers. Ses vaisseaux allaient de tous côtés cherchant les Phéniciens. Une flotte égyptienne nous rencontra, comme nous commencions à perdre de vue les montagnes de la Sicile. Le port et la terre semblaient fuir derrière nous et se perdre dans les nues. En même temps nous voyons approcher les navires des Egyptiens, semblables à une ville flottante. Les Phéniciens les reconnurent et voulurent s'en éloigner; mais il n'était plus temps. Leurs voiles étaient meilleures que les nôtres; le vent les favorisait; leurs rameurs étaient en plus grand nombre ils nous abordent, nous prennent et nous emmènent prisonniers en Egypte. En vain je leur représentai que je n'étais pas Phénicien; à peine daignèrent-ils m'écouter ils nous regardèrent comme des esclaves dont les Phéniciens trafiquaient, et ils ne songèrent qu'au profit d'une telle prise. Déjà nous remarquons les eaux de la mer qui blanchissent par le mélange de celles du Nil, et nous voyons la côte d'Egypte, presque aussi basse que la mer. Ensuite nous arrivons à l'Ãle de Pharos, voisine de la ville de No; de là nous remontons le Nil jusques à Memphis. Si la douleur de notre captivité ne nous eût rendus insensibles à tous les plaisirs, nos yeux auraient été charmés de voir cette fertile terre d'Egypte, semblable à un jardin délicieux arrosé d'un nombre infini de canaux. Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des terres qui se couvraient tous les ans d'une moisson dorée sans se reposer jamais, des prairies pleines de troupeaux, des laboureurs qui étaient accablés sous le poids des fruits que la terre épanchait de son sein, des bergers qui faisaient répéter les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour. "Heureux - disait Mentor - le peuple qui est conduit par un sage roi! Il est dans l'abondance; il vit heureux, et aime celui à qui il doit tout son bonheur. C'est ainsi, ajoutait-il, ô Télémaque, que vous devez régner et faire la joie de vos peuples, si jamais les dieux vous font posséder le royaume de votre père. Aimez vos peuples comme vos enfants; goûtez le plaisir d'être aimé d'eux, et faites qu'ils ne puissent jamais sentir la paix et la joie sans se ressouvenir que c'est un bon roi qui leur a fait ces riches présents. Les rois qui ne songent qu'à se faire craindre et qu'à abattre leurs sujets pour les rendre plus soumis sont les fléaux du genre humain. Ils sont craints comme ils le veulent être; mais ils sont haïs, détestés, et ils ont encore plus à craindre de leurs sujets que leurs sujets n'ont à craindre d'eux." Je répondais à Mentor "Hélas! il n'est pas question de songer aux maximes suivant lesquelles on doit régner il n'y a plus d'Ithaque pour nous; nous ne reverrons jamais ni notre patrie, ni Pénélope, et, quand même Ulysse retournerait plein de gloire dans son royaume, il n'aura jamais la joie de m'y voir; jamais je n'aurai celle de lui obéir pour apprendre à commander. Mourons, mon cher Mentor; nulle autre pensée ne nous est plus permise mourons, puisque les dieux n'ont aucune pitié de nous." En parlant ainsi, de profonds soupirs entrecoupaient toutes mes paroles. Mais Mentor, qui craignait les maux avant quels arrivassent, ne savait plus ce que c'était que de les craindre dès qu'ils étaient arrivés. "Indigne fils du sage Ulysse - s'écriait-il - quoi donc! vous vous laissez vaincre à votre malheur! Sachez que vous reverrez un jour l'Ãle d'Ithaque et Pénélope. Vous verrez même dans sa première gloire celui que vous n'avez point connu, l'invincible Ulysse, que la fortune ne peut abattre, et qui, dans ses malheurs, encore plus grands que les vôtres, vous apprend à ne vous décourager jamais. O s'il pouvait apprendre, dans les terres éloignées où la tempête l'a jeté, que son fils ne sait imiter ni sa patience, ni son courage, cette nouvelle l'accablerait de honte et lui serait plus rude que tous les malheurs qu'il souffre depuis si longtemps." Ensuite Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance répandue dans toute la campagne d'Egypte, où l'on comptait jusqu'à vingt-deux mille villes. Il admirait la bonne police de ces villes; la justice exercée en faveur du pauvre contre le riche; la bonne éducation des enfants, qu'on accoutumait à l'obéissance, au travail, à la sobriété, à l'amour des arts ou des lettres; l'exactitude pour toutes les cérémonies de religion; le désintéressement, le désir de l'honneur, la fidélité pour les hommes et la crainte pour les dieux, que chaque père inspirait à ses enfants. Il ne se lassait point d'admirer ce bel ordre. "Heureux - me disait-il sans cesse - le peuple qu'un sage roi conduit ainsi! Mais encore plus heureux le roi qui fait le bonheur de tant de peuples et qui trouve le sien dans sa vertu! Il est plus que craint, car il est aimé. Non seulement on lui obéit, mais encore il est le roi de tous les coeurs chacun, bien loin de vouloir s'en défaire, craint de le perdre et donnerait sa vie pour lui," Je remarquais ce que disait Mentor, et je sentais renaÃtre mon courage au fond de mon coeur, à mesure que ce sage ami me parlait. Aussitôt que nous fûmes arrivés à Memphis, ville opulente et magnifique, le gouverneur ordonna que nous irions jusqu'à Thèbes pour être présentés au roi Sésostris, qui voulait examiner les choses par lui-même et qui était fort animé contre les Tyriens. Nous remontâmes donc encore le long du Nil, jusqu'à cette fameuse Thèbes à cent portes, où habitait ce grand roi. Cette ville nous parut d'une étendue immense et plus peuplée que les plus florissantes villes de Grèce. La police y est parfaite pour la propreté des rues, pour le cours des eaux, pour la commodité des bains, pour la culture des arts et pour la sûreté publique. Les places sont ornées de fontaines et d'obélisques; les temples sont de marbre, et d'une architecture simple, mais majestueuse. Le palais du prince est lui seul comme une grande ville on n'y voit que colonnes de marbre, que pyramides et obélisques, que statues colossales, que meubles d'or et d'argent massif. Ceux qui nous avaient pris dirent au roi que nous avions été trouvés dans un navire phénicien. Il écoutait chaque jour, à certaines heures réglées, tous ceux de ses sujets qui avaient ou des plaintes à lui faire, ou des avis à lui donner. Il ne méprisait ni ne rebutait personne, et ne croyait être roi que pour faire du bien à tous ses sujets, qu'il aimait comme ses enfants. Pour les étrangers, il les recevait avec bonté, et voulait les voir, parce qu'il croyait qu'on apprenait toujours quelque chose d'utile en s'instruisant des moeurs et des manières des peuples éloignés. Cette curiosité du roi fit qu'on nous présenta à lui. Il était sur un trône d'ivoire, tenant en main un sceptre d'or. Il était déjà vieux, mais agréable, plein de douceur et de majesté il jugeait tous les jours les peuples avec une patience et une sagesse qu'on admirait sans flatterie. Après avoir travaillé toute la journée à régler les affaires et à rendre une exacte justice, il se délassait le soir à écouter des hommes savants ou à converser avec les plus honnêtes gens, qu'il savait bien choisir pour les admettre dans sa familiarité. On ne pouvait lui reprocher en toute sa vie que d'avoir triomphé avec trop de faste des rois qu'il avait vaincus et de s'être confié à un de ses sujets que je vous dépeindrai tout à l'heure. Quand il me vit, il fut touché de ma jeunesse et de ma douleur; il me demanda ma patrie et mon nom. Nous fûmes étonnés de la sagesse qui parlait par sa bouche. Je lui répondis "O grand roi, vous n'ignorez pas le siège de Troie, qui a duré dix ans, et sa ruine, qui a coûté tant de sang à toute la Grèce. Ulysse, mon père, a été un des principaux rois qui ont ruiné cette ville il erre sur toutes les mers, sans pouvoir retrouver l'Ãle d'Ithaque, qui est son royaume. Je le cherche, et un malheur semblable au sien fait que j'ai été pris. Rendez-moi à mon père et à ma patrie. Ainsi puissent les dieux vous conserver à vos enfants et leur faire sentir la joie de vivre sous un si bon père!" Sésostris continuait à me regarder d'un oeil de compassion; mais, voulant savoir si ce que je disais était vrai, il nous renvoya à un de ses officiers, qui fut chargé de savoir de ceux qui avaient pris notre vaisseau si nous étions effectivement ou Grecs ou Phéniciens. "S'ils sont Phéniciens - dit le roi - il faut doublement les punir, pour être nos ennemis, et plus encore pour avoir voulu nous tromper par un lâche mensonge; si au contraire ils sont Grecs, je veux qu'on les traite favorablement et qu'on les renvoie dans leur pays sur un de mes vaisseaux car j'aime la Grèce; plusieurs Egyptiens y ont donné des lois. Je connais la vertu d'Hercule; la gloire d'Achille est parvenue jusqu'à nous, et j'admire ce qu'on m'a raconté de la sagesse du malheureux Ulysse mon plaisir est de secourir la vertu malheureuse." L'officier auquel le roi renvoya l'examen de notre affaire avait l'âme aussi corrompue et aussi artificieuse que Sésostris était sincère et généreux. Cet officier se nommait Métophis. Il nous interrogea pour tâcher de nous surprendre, et, comme il vit que Mentor répondait avec plus de sagesse que moi, il le regarda avec aversion et avec défiance car les méchants s'irritent contre les bons. Il nous sépara, et, depuis ce moment, je ne sus point ce qu'était devenu Mentor. Cette séparation fut un coup de foudre pour moi. Métophis espérait toujours qu'en nous questionnant séparément il pourrait nous faire dire des choses contraires; surtout il croyait m'éblouir par ses promesses flatteuses et me faire avouer ce que Mentor lui aurait caché. Enfin il ne cherchait pas de bonne foi la vérité; mais il voulait trouver quelque prétexte de dire au roi que nous étions des Phéniciens, pour nous faire ses esclaves. En effet, malgré notre innocence et malgré la sagesse du roi, il trouva le moyen de le tromper. Hélas! à quoi les rois sont-ils exposés! Les plus sages mêmes sont souvent surpris. Des hommes artificieux et intéressés les environnent; les bons se retirent, parce qu'ils ne sont ni empressés ni flatteurs. Les bons attendent qu'on les cherche, et les princes ne savent guère les aller chercher; au contraire, les méchants sont hardis, trompeurs, empressés à s'insinuer et à plaire, adroits à dissimuler, prêts à tout faire contre l'honneur et la conscience pour contenter les passions de celui qui règne. O qu'un roi est malheureux d'être exposé aux artifices des méchants! Il est perdu, s'il ne repousse la flatterie et s'il n'aime ceux qui disent hardiment la vérité. Voilà les réflexions que je faisais dans mon malheur, et je rappelais tout ce que j'avais ouï dire à Mentor. Cependant Métophis m'envoya vers les montagnes du désert d'Oasis avec ses esclaves, afin que je servisse avec eux à conduire ses grands troupeaux." En cet endroit, Calypso interrompit Télémaque, disant - Eh bien! que fÃtes-vous alors, vous qu'aviez préféré en Sicile la mort à la servitude? Télémaque répondit "Mon malheur croissait toujours; je n'avais plus la misérable consolation de choisir entre la servitude et la mort il fallut être esclave et épuiser, pour ainsi dire, toutes les rigueurs de la fortune. Il ne me restait plus aucune espérance, et je ne pouvais pas même dire un mot pour travailler à me délivrer. Mentor m'a dit depuis qu'on l'avait vendu à des Ethiopiens, et qu'il les avait suivis en Ethiopie. Pour moi, j'arrivai dans des déserts affreux on y voit des sables brûlants au milieu des plaines; des neiges qui ne se fondent jamais font un hiver perpétuel sur le sommet des montagnes, et on trouve seulement, pour nourrir les troupeaux, des pâturages parmi des rochers, vers le milieu du penchant de ces montagnes escarpées; les vallées y sont si profondes, qu'à peine le soleil y peut faire luire ses rayons. Je ne trouvai d'autres hommes dans ce pays que des bergers aussi sauvages que le pays même. Là , je passais les nuits à déplorer mon malheur, et les jours à suivre un troupeau, pour éviter la fureur brutale d'un premier esclave, qui, espérant d'obtenir sa liberté, accusait sans cesse les autres pour faire valoir à son maÃtre son zèle et son attachement à ses intérêts. Cet esclave se nommait Butis. Je devais succomber en cette occasion la douleur me pressant, j'oubliai un jour mon troupeau et je m'étendis sur l'herbe auprès d'une caverne où j'attendais la mort, ne pouvant plus supporter mes peines. En ce moment, je remarquai que toute la montagne tremblait, les chênes et les pins semblaient descendre du sommet de la montagne; les vents retenaient leurs haleines; une voix mugissante sortit de la caverne et me fit entendre ces paroles "Fils du sage Ulysse, il faut que tu deviennes, comme lui, grand par la patience. Les princes qui ont toujours été heureux ne sont guère dignes de l'être la mollesse les corrompt, l'orgueil les enivre. Que tu seras heureux, si tu surmontes tes malheurs et si tu ne les oublies jamais! Tu reverras Ithaque, et ta gloire montera jusqu'aux astres. Quand tu seras le maÃtre des autres hommes, souviens-toi que tu as été faible, pauvre et souffrant comme eux; prends plaisir à les soulager; aime ton peuple, déteste la flatterie, et sache que tu ne seras grand qu'autant que tu seras modéré et courageux pour vaincre tes passions." Ces paroles divines entrèrent jusqu'au fond de mon coeur; elles y firent renaÃtre la joie et le courage. Je ne sentis point cette horreur qui fait dresser les cheveux sur la tête et qui glace le sang dans les veines, quand les dieux se communiquent aux mortels je me levai tranquille; j'adorai à genoux, les mains levées vers le ciel, Minerve, à qui je crus devoir cet oracle. En même temps, je me trouvai un nouvel homme la sagesse éclaira mon esprit je sentais une douce force pour modérer toutes mes passions et pour arrêter l'impétuosité de ma jeunesse. Je me fis aimer de tous les bergers du désert; ma douceur, ma patience, mon exactitude apaisèrent enfin le cruel Butis, qui était en autorité sur les autres esclaves et qui avait voulu d'abord me tourmenter. Pour mieux supporter l'ennui de la captivité et de la solitude, je cherchai des livres, et j'étais accablé d'ennui, faute de quelque instruction qui pût nourrir mon esprit et le soutenir. "Heureux - disais-je - ceux qui se dégoûtent des plaisirs violents et qui savent se contenter des douceurs d'une vie innocente! Heureux ceux qui se divertissent en s'instruisant et qui se plaisent à cultiver leur esprit par les sciences! En quelque endroit que la fortune ennemie les jette, ils portent toujours avec eux de quoi s'entretenir, et l'ennui, qui dévore les autres hommes au milieu même des délices, est inconnu à ceux qui savent s'occuper par quelque lecture. Heureux ceux qui aiment à lire et qui ne sont point, comme moi, privés de la lecture." Pendant que ces pensées roulaient dans mon esprit, je m'enfonçai dans une sombre forêt, où j'aperçus tout à coup un vieillard, qui tenait dans sa main un livre. Ce vieillard avait un grand front chauve et un peu ridé; une barbe blanche pendait jusqu'à sa ceinture; sa taille était haute et majestueuse; son teint était encore frais et vermeil; ses yeux, vifs et perçants; sa voix, douce; ses paroles, simples et aimables. Jamais je n'ai vu un si vénérable vieillard. Il s'appelait Termosiris, et il était prêtre d'Apollon, qu'il servait dans un temple de marbre que les rois d'Egypte avaient consacré à ce dieu dans cette forêt. Le livre qu'il tenait était un recueil d'hymnes en l'honneur des dieux. Il m'aborde avec amitié; nous nous entretenons. Il racontait si bien les choses passées, qu'on croyait les voir; mais il les racontait courtement, et jamais ses histoires ne m'ont lassé. Il prévoyait l'avenir par la profonde sagesse qui lui faisait connaÃtre les hommes et les desseins dont ils sont capables. Avec tant de prudence, il était gai, complaisant, et la jeunesse la plus enjouée n'a point autant de grâces qu'en avait cet homme dans une vieillesse si avancée aussi aimait-il les jeunes gens, quand ils étaient dociles et qu'ils avaient le goût de la vertu. Bientôt il m'aima tendrement, et me donna des livres pour me consoler. Il m'appelait Mon fils. Je lui disais souvent "Mon père, les dieux, qui m'ont ôté Mentor, ont eu pitié de moi ils m'ont donné en vous un autre soutien." Cet homme, semblable à Orphée ou à Linus, était sans doute inspiré des dieux il me récitait les vers qu'il avait faits et me donnait ceux de plusieurs excellents poètes favorisés des Muses. Lorsqu'il était revêtu de sa longue robe d'une éclatante blancheur et qu'il prenait en main sa lyre d'ivoire, les tigres, les lions et les ours venaient le flatter et lécher ses pieds; les Satyres sortaient des forêts pour danser autour de lui; les arbres mêmes paraissaient émus, et vous auriez cru que les rochers attendris allaient descendre du haut des montagnes au charme de ses doux accents. Il ne chantait que la grandeur des dieux, la vertu des héros et la sagesse des hommes qui préfèrent la gloire aux plaisirs. Il me disait souvent que je devais prendre courage et que les dieux n'abandonneraient ni Ulysse, ni son fils. Enfin il m'assura que je devais, à l'exemple d'Apollon, enseigner aux bergers à cultiver les Muses. "Apollon - disait-il - indigné de ce que Jupiter par ses foudres troublait le ciel dans les plus beaux jours, voulut s'en venger sur les Cyclopes, qui forgeaient les foudres, et il les perça de ses flèches. Aussitôt le mont Etna cessa de vomir des tourbillons de flamme; on n'entendit plus les coups des terribles marteaux, qui, frappant l'enclume, faisaient gémir les profondes cavernes de la terre et les abÃmes de la mer le fer et l'airain, n'étant plus polis par les Cyclopes, commençaient à se rouiller. Vulcain, furieux, sort de sa fournaise embrasée; quoique boiteux, il monte en diligence vers l'Olympe; il arrive, suant et couvert d'une noire poussière, dans l'assemblée des dieux; il fait des plaintes amères. Jupiter s'irrite contre Apollon, le chasse du ciel et le précipite sur la terre. Son char vide faisait de lui-même son cours ordinaire, pour donner aux hommes les jours et les nuits avec le changement régulier des saisons. Apollon, dépouillé de tous ses rayons, fut contraint de se faire berger et de garder les troupeaux du roi Admète. Il jouait de la flûte, et tous les autres bergers venaient, à l'ombre des ormeaux, sur le bord d'une claire fontaine, écouter ses chansons. Jusque-là ils avaient mené une vie sauvage et brutale; ils ne savaient que conduire leurs brebis, les tondre, traire leur lait et faire des fromages toute la campagne était comme un désert affreux. Bientôt Apollon montra à tous ces bergers les arts qui peuvent rendre leur vie agréable. Il chantait les fleurs dont le printemps se couronne, les parfums qu'il répand et la verdure qui naÃt sous ses pas. Puis il chantait les délicieuses nuits de l'été, où les zéphyrs rafraÃchissent les hommes et où la rosée désaltère la terre. Il mêlait aussi dans ses chansons les fruits dorés dont l'automne récompense les travaux des laboureurs, et le repos de l'hiver, pendant lequel la jeunesse folâtre danse auprès du feu. Enfin il représentait les forêts sombres qui couvrent les montagnes et les creux vallons, où les rivières, par mille détours, semblent se jouer au milieu des riantes prairies. Il apprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la vie champêtre, quand on sait goûter ce que la simple nature a de merveilleux. Bientôt les bergers, avec leurs flûtes, se virent plus heureux que les rois, et leurs cabanes attiraient en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorés. Les jeux, les ris, les grâces, suivaient partout les innocentes bergères. Tous les jours étaient des jours de fête on n'entendait plus que le gazouillement des oiseaux, ou la douce haleine des zéphyrs qui se jouaient dans les rameaux des arbres, ou le murmure d'une onde claire qui tombait de quelque rocher, ou les chansons que les Muses inspiraient aux bergers qui suivaient Apollon. Ce dieu leur enseignait à remporter le prix de la course et à percer de flèches les daims et les cerfs. Les dieux mêmes devinrent jaloux des bergers cette vie leur parut plus douce que toute leur gloire, et ils rappelèrent Apollon dans l'Olympe. Mon fils, cette histoire doit vous instruire. Puisque vous êtes dans l'état où fut Apollon, défrichez cette terre sauvage; faites fleurir comme lui le désert; apprenez à tous ces bergers quels sont les charmes de l'harmonie; adoucissez les coeurs farouches; montrez-leur l'aimable vertu; faites-leur sentir combien il est doux de jouir, dans la solitude, des plaisirs innocents que rien ne peut ôter aux bergers. Un jour, mon fils, un jour les peines et les soucis cruels, qui environnent les rois, vous feront regretter sur le trône la vie pastorale." Ayant ainsi parlé, Termosiris me donna une flûte si douce que les échos de ces montagnes, qui la firent entendre de tous côtés, attirèrent bientôt autour de nous tous les bergers voisins. Ma voix avait une harmonie divine; je me sentais ému et comme hors de moi-même, pour chanter les grâces dont la nature a orné la campagne. Nous passions les jours entiers et une partie des nuits à chanter ensemble. Tous les bergers, oubliant leurs cabanes et leurs troupeaux, étaient suspendus et immobiles autour de moi pendant que je leur donnais des leçons il semblait que ces déserts n'eussent plus rien de sauvage; tout y était devenu doux et riant; la politesse des habitants semblait adoucir la terre. Nous nous assemblions souvent pour offrir des sacrifices dans ce temple d'Apollon où Termosiris était prêtre. Les bergers y allaient couronnés de lauriers en l'honneur du dieu; les bergères y allaient aussi en dansant, avec des couronnes de fleurs, et portant sur leurs têtes, dans des corbeilles, les dons sacrés. Après le sacrifice, nous faisions un festin champêtre nos plus doux mets étaient le lait de nos chèvres et de nos brebis, que nous avions soin de traire nous-mêmes, avec les fruits fraÃchement cueillis de nos propres mains, tels que les dattes, les figues et les raisins; nos sièges étaient de gazon; les arbres touffus nous donnaient une ombre plus agréable que les lambris dorés des palais des rois. Mais ce qui acheva de me rendre fameux parmi nos bergers, c'est qu'un jour un lion affamé vint se jeter sur mon troupeau déjà il commençait un carnage affreux; je n'avais en main que ma houlette; je m'avance hardiment. Le lion hérisse sa crinière, me montre ses dents et ses griffes, ouvre une gueule sèche et enflammée; ses yeux paraissaient pleins de sang et de feu; il bat ses flancs avec sa longue queue. Je le terrasse la petite cotte de mailles dont j'étais revêtu, selon la coutume des bergers d'Egypte, l'empêcha de me déchirer. Trois fois il se releva il poussait des rugissements qui faisaient retentir toutes les forêts. Trois fois je l'abattis. Enfin je l'étouffai entre mes bras, et les bergers, témoins de ma victoire, voulurent que je me revêtisse de la peau de ce terrible lion. Le bruit de cette action et celui du beau changement de tous nos bergers se répandit dans toute l'Egypte; il parvint même jusqu'aux oreilles de Sésostris. Il sut qu'un de ces deux captifs, qu'on avait pris pour des Phéniciens, avait ramené l'âge d'or dans ces déserts presque inhabitables. Il voulut me voir car il aimait les Muses, et tout ce qui peut instruire les hommes touchait son grand coeur. Il me vit; il m'écouta avec plaisir; il découvrit que Métophis l'avait trompé par avarice il le condamna à une prison perpétuelle et lui ôta toutes les richesses qu'il possédait injustement. "O qu'on est malheureux - disait-il - quand on est au-dessus du reste des hommes! Souvent on ne peut voir la vérité par ses propres yeux on est environné de gens qui l'empêchent d'arriver jusqu'à celui qui commande; chacun est intéressé à le tromper; chacun, sous une apparence de zèle, cache son ambition. On fait semblant d'aimer le roi, et on n'aime que les richesses qu'il donne on l'aime si peu que, pour obtenir ses faveurs, on le flatte et on le trahit." Ensuite Sésostris me traita avec une tendre amitié et résolut de me renvoyer en Ithaque avec des vaisseaux et des troupes pour délivrer Pénélope de tous ses amants. La flotte était déjà prête; nous ne songions qu'à nous embarquer. J'admirais les coups de la fortune, qui relève tout à coup ceux qu'elle a le plus abaissés. Cette expérience me faisait espérer qu'Ulysse pourrait bien revenir enfin dans son royaume après quelque longue souffrance. Je pensais aussi en moi-même que je pourrais encore revoir Mentor, quoiqu'il eût été emmené dans les pays les plus inconnus de l'Ethiopie. Pendant que je retardais un peu mon départ, pour tâcher d'en savoir des nouvelles, Sésostris, qui était fort âgé, mourut subitement, et sa mort me replongea dans de nouveaux malheurs. Toute l'Egypte parut inconsolable dans cette perte chaque famille croyait avoir perdu son meilleur ami, son protecteur, son père. Les vieillards, levant les mains au ciel, s'écriaient "Jamais l'Egypte n'eut un si bon roi; jamais elle n'en aura de semblable. O dieux! Il fallait ou ne le montrer point aux hommes, ou ne le leur ôter jamais pourquoi faut-il que nous survivions au grand Sésostris?" Les jeunes gens disaient "L'espérance de l'Egypte est détruite nos pères ont été heureux de passer leur vie sous un si bon roi; pour nous, nous ne l'avons vu que pour sentir sa perte". Ses domestiques pleuraient nuit et jour. Quand on fit les funérailles du roi, pendant quarante jours tous les peuples les plus reculés y accoururent en foule chacun voulait voir encore une fois le corps de Sésostris; chacun voulait en conserver l'image; plusieurs voulurent être mis avec lui dans le tombeau. Ce qui augmenta encore la douleur de sa perte, c'est que son fils Bocchoris n'avait ni humanité pour les étrangers, ni curiosité pour les sciences, ni estime pour les hommes vertueux, ni amour de la gloire. La grandeur de son père avait contribué à le rendre si indigne de régner. Il avait été nourri dans la mollesse et dans une fierté brutale; il comptait pour rien les hommes, croyant qu'ils n'étaient faits que pour lui et qu'il était d'une autre nature qu'eux. Il ne songeait qu'à contenter ses passions, qu'à dissiper les trésors immenses que son père avait ménagés avec tant de soin, qu'à tourmenter les peuples et qu'à sucer le sang des malheureux; enfin qu'à suivre les conseils flatteurs des jeunes insensés qui l'environnaient, pendant qu'il écartait avec mépris tous les sages vieillards qui avaient eu la confiance de son père. C'était un monstre, et non pas un roi. Toute l'Egypte gémissait, et, quoique le nom de Sésostris, si cher aux Egyptiens, leur fÃt supporter la conduite lâche et cruelle de son fils, le fils courait à sa perte; et un prince si indigne du trône ne pouvait longtemps régner. Il ne me fut plus permis d'espérer mon retour en Ithaque. Je demeurai dans une tour sur le bord de la mer, auprès de Péluse, où notre embarquement devait se faire, si Sésostris ne fût pas mort. Métophis avait eu l'adresse de sortir de prison et de se rétablir auprès du nouveau roi il m'avait fait renfermer dans cette tour, pour se venger de la disgrâce que je lui avais causée. Je passais les jours et les nuits dans une profonde tristesse tout ce que Termosiris m'avait prédit et tout ce que j'avais entendu dans la caverne ne me paraissait plus qu'un songe; j'étais abÃmé dans la plus amère douleur. Je voyais les vagues qui venaient battre le pied de la tour où j'étais prisonnier; souvent je m'occupais à considérer des vaisseaux agités par la tempête, qui étaient en danger de se briser contre les rochers sur lesquels la tour était bâtie. Loin de plaindre ces hommes menacés du naufrage, j'enviais leur sort. "Bientôt - disais-je en moi-même - ils finiront les malheurs de leur vie, ou ils arriveront en leur pays. Hélas! je ne puis espérer ni l'un ni l'autre." Pendant que je me consumais ainsi en regrets inutiles, j'aperçus comme une forêt de mâts de vaisseaux. La mer était couverte de voiles que les vents enflaient; l'onde était écumante sous les coups des rames innombrables. J'entendais de toutes parts des cris confus; j'apercevais sur le rivage une partie des Egyptiens effrayés qui couraient aux armes et d'autres qui semblaient aller au-devant de cette flotte qu'on voyait arriver. Bientôt je reconnus que ces vaisseaux étrangers étaient, les uns de Phénicie, et les autres de l'Ãle de Chypre; car mes malheurs commençaient à me rendre expérimenté sur ce qui regarde la navigation. Les Egyptiens me parurent divisés entre eux je n'eus aucune peine à croire que l'insensé roi Bocchoris avait, par ses violences, causé une révolte de ses sujets et allumé la guerre civile. Je fus, du haut de cette tour, spectateur d'un sanglant combat. Les Egyptiens qui avaient appelé à leur secours les étrangers, après avoir favorisé leur descente, attaquèrent les autres Egyptiens, qui avaient le roi à leur tête. Je voyais ce roi qui animait les siens par son exemple il paraissait comme le dieu Mars des ruisseaux de sang coulaient autour de lui; les roues de son char étaient teintes d'un sang noir, épais et écumant; à peine pouvaient-elles passer sur des tas de corps morts écrasés. Ce jeune roi, bien fait, vigoureux, d'une mine haute et fière, avait dans ses yeux la fureur et le désespoir il était comme un beau cheval qui n'a point de bouche; son courage le poussait au hasard, et la sagesse ne modérait point sa valeur. Il ne savait ni réparer ses fautes, ni donner des ordres précis, ni prévoir les maux qui le menaçaient, ni ménager les gens dont il avait le plus grand besoin. Ce n'était pas qu'il manquât de génie ses lumières égalaient son courage; mais il n'avait jamais été instruit par la mauvaise fortune; ses maÃtres avaient empoisonné par la flatterie son beau naturel. Il était enivré de sa puissance et de son bonheur; il croyait que tout devait céder à ses désirs fougueux la moindre résistance enflammait sa colère. Alors il ne raisonnait plus; il était comme hors de lui-même son orgueil furieux en faisait une bête farouche; sa bonté naturelle et sa droite raison l'abandonnaient en un instant; ses plus fidèles serviteurs étaient réduits à s'enfuir; il n'aimait plus que ceux qui flattaient ses passions. Ainsi il prenait toujours des partis extrêmes contre ses véritables intérêts, et il forçait tous les gens de bien à détester sa folle conduite. Longtemps sa valeur le soutint contre la multitude de ses ennemis; mais enfin il fut accablé. Je le vis périr le dard d'un Phénicien perça sa poitrine. Il tomba de son char, que les chevaux traÃnaient toujours, et ne pouvant plus tenir les rênes, il fut mis sous les pieds des chevaux. Un soldat de l'Ãle de Chypre lui coupa la tête; et, la prenant par les cheveux, il la montra, comme en triomphe, à toute l'armée victorieuse. Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu cette tête qui nageait dans le sang, ces yeux fermés et éteints, ce visage pâle et défiguré, cette bouche entrouverte, qui semblait vouloir encore achever des paroles commencées, cet air superbe et menaçant, que la mort même n'avait pu effacer. Toute ma vie il sera peint devant mes yeux, et, si jamais les dieux me faisaient régner, je n'oublierais point, après un si funeste exemple, qu'un roi n'est digne de commander et n'est heureux dans sa puissance qu'autant qu'il la soumet à la raison. Hé! quel malheur, pour un homme destiné à faire le bonheur public, de n'être le maÃtre de tant d'hommes que pour les rendre malheureux!" Troisième livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Suite du récit de Télémaque. Le successeur de Bocchoris rendant tous les prisonniers phéniciens, Télémaque est emmené avec eux sur le vaisseau de Narbal, qui commandait la flotte tyrienne. Pendant le trajet, Narbal lui dépeint la puissance des Phéniciens et le triste esclavage auquel ils sont réduits par le soupçonneux et cruel Pygmalion. Télémaque, retenu quelque temps à Tyr, observe attentivement l'opulence et la prospérité de cette grande ville. Narbal lui apprend par quels moyens elle est parvenue à un état si florissant. Cependant, Télémaque étant sur le point de s'embarquer pour l'Ãle de Chypre, Pygmalion découvre qu'il est étranger et veut le faire prendre mais Astarbé, maÃtresse du tyran, le sauve, pour faire mourir à sa place un jeune homme dont le mépris l'avait irritée. Télémaque s'embarque enfin sur un vaisseau chyprien, pour retourner à Ithaque par l'Ãle de Chypre. Calypso écoutait avec étonnement des paroles si sages. Ce qui la charmait le plus était de voir que le jeune Télémaque racontait ingénument les fautes qu'il avait faites par précipitation et en manquant de docilité pour le sage Mentor elle trouvait une noblesse et une grandeur étonnante dans ce prince qui s'accusait lui-même et qui paraissait avoir si bien profité de ses imprudences pour se rendre sage, prévoyant et modéré. - Continuez, - disait-elle - mon cher Télémaque; il me tarde de savoir comment vous sortÃtes de l'Egypte, et où vous avez trouvé le sage Mentor, dont vous aviez senti la perte avec tant de raison. Télémaque reprit ainsi son discours "Les Egyptiens les plus vertueux et les plus fidèles au roi étant les plus faibles et voyant le roi mort furent contraints de céder aux autres on établit un autre roi nommé Termutis. Les Phéniciens, avec les troupes de l'Ãle de Chypre, se retirèrent après avoir fait alliance avec le nouveau roi. Il rendit tous les prisonniers phéniciens; je fus compté comme étant de ce nombre. On me fit sortir de la tour; je m'embarquai avec les autres, et l'espérance commença de reluire au fond de mon coeur. Un vent favorable remplissait déjà nos voiles; les rameurs fendaient les ondes écumantes; la vaste mer était couverte de navires; les mariniers poussaient des cris de joie; les rivages d'Egypte s'enfuyaient loin de nous; les collines et les montagnes s'aplanissaient peu à peu. Nous commencions à ne voir plus que le ciel et l'eau, pendant que le soleil, qui se levait, semblait faire sortir de la mer ses feux étincelants ses rayons doraient le sommet des montagnes que nous découvrions encore un peu sur l'horizon; et tout le ciel, peint d'un sombre azur, nous promettait une heureuse navigation. Quoiqu'on m'eût renvoyé comme étant Phénicien, aucun des Phéniciens avec qui j'étais ne me connaissait. Narbal, qui commandait dans le vaisseau où l'on me mit, me demanda mon nom et ma patrie. "De quelle ville de Phénicie êtes-vous?" me dit-il. "Je ne suis point de Phénicie - lui dis-je - mais les Egyptiens m'avaient pris sur la mer dans un vaisseau de Phénicie j'ai demeuré longtemps captif en Egypte comme un Phénicien; c'est sous ce nom que j'ai longtemps souffert; c'est sous ce nom qu'on m'a délivré." "De quel pays êtes-vous donc?" reprit Narbal. Alors je lui parlai ainsi "Je suis Télémaque, fils d'Ulysse, roi d'Ithaque en Grèce. Mon père s'est rendu fameux entre tous les rois qui ont assiégé la ville de Troie mais les dieux ne lui ont pas accordé de revoir sa patrie. Je l'ai cherché en plusieurs pays; la fortune me persécute comme lui vous voyez un malheureux qui ne soupire qu'après le bonheur de retourner parmi les siens et de trouver son père." Narbal me regardait avec étonnement, et il crut apercevoir en moi je ne sais quoi d'heureux qui vient des dons du ciel et qui n'est point dans le commun des hommes. Il était naturellement sincère et généreux il fut touché de mon malheur et me parla avec une confiance que les dieux lui inspirèrent pour me sauver d'un grand péril. "Télémaque, je ne doute point - me dit-il - de ce que vous me dites, et je ne saurais en douter; la douleur et la vertu peintes sur votre visage ne me permettent pas de me défier de vous; je sens même que les dieux, que j'ai toujours servis, vous aiment et qu'ils veulent que je vous aime aussi comme si vous étiez mon fils. Je vous donnerai un conseil salutaire, et, pour récompense, je ne vous demande que le secret." "Ne craignez point - lui dis-je - que j'aie aucune peine à me taire sur les choses que vous voudrez me confier quoique je sois si jeune, j'ai déjà vieilli dans l'habitude de ne dire jamais mon secret et encore plus de ne trahir jamais, sous aucun prétexte, le secret d'autrui." "Comment avez-vous pu - me dit-il - vous accoutumer au secret dans une si grande jeunesse? Je serai ravi d'apprendre par quel moyen vous avez acquis cette qualité, qui est le fondement de la plus sage conduite, et sans laquelle tous les talents sont inutiles." "Quand Ulysse - lui dis-je - partit pour aller au siège de Troie, il me prit sur ses genoux et entre ses bras c'est ainsi qu'on me l'a raconté. Après m'avoir baisé tendrement, il me dit ces paroles, quoique je ne pusse les entendre "O mon fils, que les dieux me préservent de te revoir jamais, que plutôt le ciseau de la Parque tranche le fil de tes jours lorsqu'il est à peine formé, de même que le moissonneur tranche de sa faux une tendre fleur qui commence à éclore, que mes ennemis te puissent écraser aux yeux de ta mère et aux miens, si tu dois un jour te corrompre et abandonner la vertu! O mes amis - continua-t-il - je vous laisse ce fils qui m'est si cher; ayez soin de son enfance si vous m'aimez, éloignez de lui la pernicieuse flatterie; enseignez-lui à se vaincre; qu'il soit comme un jeune arbrisseau encore tendre, qu'on plie pour le redresser. Surtout n'oubliez rien pour le rendre juste, bienfaisant, sincère et fidèle à garder un secret. Quiconque est capable de mentir est indigne d'être compté au nombre des hommes, et quiconque ne sait pas se taire est indigne de gouverner." Je vous rapporte ces paroles, parce qu'on a eu soin de me les répéter souvent et qu'elles ont pénétré jusqu'au fond de mon coeur; je me les redis souvent à moi-même. Les amis de mon père eurent soin de m'exercer de bonne heure au secret j'étais encore dans la plus tendre enfance, et ils me confiaient déjà toutes les peines qu'ils ressentaient, voyant ma mère exposée à un grand nombre de téméraires qui voulaient l'épouser. Ainsi on me traitait dès lors comme un homme raisonnable et sûr on m'entretenait secrètement des plus grandes affaires; on m'instruisait de tout ce qu'on avait résolu pour écarter ces prétendants. J'étais ravi qu'on eût en moi cette confiance par là je me croyais déjà un homme fait. Jamais je n'en ai abusé; jamais il ne m'a échappé une seule parole qui pût découvrir le moindre secret. Souvent les prétendants tâchaient de me faire parler, espérant qu'un enfant, qui pourrait avoir vu ou entendu quelque chose d'important, ne saurait pas se retenir; mais je savais bien leur répondre sans mentir et sans leur apprendre ce que je ne devais pas dire." Alors Narbal me dit "Vous voyez, Télémaque, la puissance des Phéniciens ils sont redoutables à toutes les nations voisines par leurs innombrables vaisseaux; le commerce, qu'ils font jusques aux colonnes d'Hercule, leur donne des richesses qui surpassent celles des peuples les plus florissants. Le grand roi Sésostris, qui n'aurait jamais pu les vaincre par mer, eut bien de la peine à les vaincre par terre avec ses armées qui avaient conquis tout l'Orient. Il nous imposa un tribut que nous n'avons pas longtemps payé les Phéniciens se trouvaient trop riches et trop puissants pour porter patiemment le joug de la servitude, nous reprÃmes notre liberté. La mort ne laissa pas à Sésostris le temps de finir la guerre contre nous. Il est vrai que nous avions tout à craindre de sa sagesse encore plus que de sa puissance mais, sa puissance passant dans les mains de son fils, dépourvu de toute sagesse, nous conclûmes que nous n'avions plus rien à craindre. En effet les Egyptiens, bien loin de rentrer les armes à la main dans notre pays pour nous subjuguer encore une fois, ont été contraints de nous appeler à leur secours pour les délivrer de ce roi impie et furieux. Nous avons été leurs libérateurs. Quelle gloire ajoutée à la liberté et à l'opulence des Phéniciens! Mais pendant que nous délivrons les autres, nous sommes esclaves nous-mêmes. O Télémaque, craignez de tomber dans les cruelles mains de Pygmalion, notre roi il les a trempées, ces mains cruelles, dans le sang de Sichée, mari de Didon, sa soeur. Didon, pleine d'horreur et de vengeance, s'est sauvée de Tyr avec plusieurs vaisseaux. La plupart de ceux qui aiment la vertu et la liberté l'ont suivie elle a fondé sur la côte d'Afrique une superbe ville qu'on nomme Carthage. Pygmalion, tourmenté par une soif insatiable des richesses, se rend de plus en plus misérable et odieux à ses sujets. C'est un crime à Tyr que d'avoir de grands biens; l'avarice le rend défiant, soupçonneux, cruel; il persécute les riches, et il craint les pauvres. C'est un crime encore plus grand à Tyr d'avoir de la vertu; car Pygmalion suppose que les bons ne peuvent souffrir ses injustices et ses infamies; la vertu le condamne il s'aigrit et s'irrite contre elle. Tout l'agite, l'inquiète, le ronge, il a peur de son ombre; il ne dort ni nuit ni jour les dieux, pour le confondre, l'accablent de trésors dont il n'ose jouir. Ce qu'il cherche pour être heureux est précisément ce qui l'empêche de l'être. Il regrette tout ce qu'il donne; il craint toujours de perdre; il se tourmente pour gagner. On ne le voit presque jamais; il est seul, triste, abattu au fond de son palais! ses amis mêmes n'osent l'aborder, de peur de lui devenir suspects. Une garde terrible tient toujours des épées nues et des piques levées autour de sa maison. Trente chambres qui se communiquent les unes aux autres, et dont chacune a une porte de fer avec six gros verrous, sont le lieu où il se renferme; on ne sait jamais dans laquelle de ces chambres il couche, et on assure qu'il ne couche jamais deux nuits de suite dans la même, de peur d'y être égorgé. Il ne connaÃt ni les doux plaisirs, ni l'amitié encore plus douce si on lui parle de chercher la joie, il sent qu'elle fuit loin de lui et qu'elle refuse d'entrer dans son coeur. Ses yeux creux sont pleins d'un feu âpre et farouche; ils sont sans cesse errants de tous côtés. Il prête l'oreille au moindre bruit et se sent tout ému; il est pâle, défait, et les noirs soucis sont peints sur son visage toujours ridé. Il se tait, il soupire, il tire de son coeur de profonds gémissements; il ne peut cacher les remords qui déchirent ses entrailles. Les mets les plus exquis le dégoûtent. Ses enfants, loin d'être son espérance, sont le sujet de sa terreur; il en a fait ses plus dangereux ennemis. Il n'a eu toute sa vie aucun moment d'assuré; il ne se conserve qu'à force de répandre le sang de tous ceux qu'il craint. Insensé, qui ne voit pas que sa cruauté, à laquelle il se confie, le fera périr! Quelqu'un de ses domestiques, aussi défiant que lui, se hâtera de délivrer le monde de ce monstre. Pour moi, je crains les dieux quoi qu'il m'en coûte, je serai fidèle au roi qu'ils m'ont donné. J'aimerais mieux qu'il me fit mourir que de lui ôter la vie et même que de manquer à le défendre. Pour vous, ô Télémaque, gardez-vous bien de lui dire que vous êtes le fils d'Ulysse il espérerait qu'Ulysse, retournant à Ithaque, lui paierait quelque grande somme pour vous racheter, et il vous tiendrait en prison." Quand nous arrivâmes à Tyr, je suivis le conseil de Narbal, et je reconnus la vérité de tout ce qu'il m'avait raconté. Je ne pouvais comprendre qu'un homme pût se rendre aussi misérable que Pygmalion me le paraissait. Surpris d'un spectacle si affreux et si nouveau pour moi, je disais en moi-même "Voilà un homme qui n'a cherché qu'à se rendre heureux il a cru y parvenir par les richesses et par une autorité absolue; il possède tout ce qu'il peut désirer; et cependant il est misérable par ses richesses et par son autorité même. S'il était berger, comme je l'étais naguère, il serait aussi heureux que je l'ai été; il jouirait des plaisirs innocents de la campagne, et en jouirait sans remords; il ne craindrait ni le fer ni le poison; il aimerait les hommes, il en serait aimé il n'aurait point ces grandes richesses, qui lui sont aussi inutiles que du sable, puisqu'il n'ose y toucher; mais il jouirait librement des fruits de la terre et ne souffrirait aucun véritable besoin. Cet homme paraÃt faire tout ce qu'il veut; mais il s'en faut bien qu'il ne le fasse il fait tout ce que veulent ses passions féroces; il est toujours entraÃné par son avarice, par sa crainte, par ses soupçons. Il paraÃt maÃtre de tous les autres hommes mais il n'est pas maÃtre de lui-même, car il a autant de maÃtres et de bourreaux qu'il a de désirs violents." Je raisonnais ainsi de Pygmalion sans le voir; car on ne le voyait point, et on regardait seulement avec crainte ces hautes tours, qui étaient nuit et jour entourées de gardes, où il s'était mis lui-même comme en prison, se renfermant avec ses trésors. Je comparais ce roi invisible avec Sésostris, si doux, si accessible, si affable, si curieux de voir les étrangers, si attentif à écouter tout le monde et à tirer du coeur des hommes la vérité qu'on cache aux rois. "Sésostris - disais-je - ne craignait rien et n'avait rien à craindre; il se montrait à tous ses sujets comme à ses propres enfants celui-ci craint tout et a tout à craindre. Ce méchant roi est toujours exposé à une mort funeste, même dans son palais inaccessible, au milieu de ses gardes; au contraire, le bon roi Sésostris était en sûreté au milieu de la foule des peuples, comme un bon père dans sa maison, environné de sa famille." Pygmalion donna ordre de renvoyer les troupes de l'Ãle de Chypre qui étaient venues secourir les siennes à cause de l'alliance qui était entre les deux peuples. Narbal prit cette occasion de me mettre en liberté il me fit passer en revue parmi les soldats chypriens; car le roi était ombrageux jusque dans les moindres choses. Le défaut des princes trop faciles et inappliqués est de se livrer avec une aveugle confiance à des favoris artificieux et corrompus; le défaut de celui-ci était, au contraire, de se défier des plus honnêtes gens il ne savait point discerner les hommes droits et simples qui agissent sans déguisement; aussi n'avait-il jamais vu de gens de bien, car de telles gens ne vont point chercher un roi si corrompu. D'ailleurs, il avait vu, depuis qu'il était sur le trône, dans les hommes dont il s'était servi, tant de dissimulation, de perfidie et de vices affreux déguisés sous les apparences de la vertu, qu'il regardait tous les hommes sans exception comme s'ils eussent été masqués. Il supposait qu'il n'y a aucune sincère vertu sur la terre ainsi il regardait tous les hommes comme étant à peu près égaux. Quand il trouvait un homme faux et corrompu, il ne se donnait point la peine d'en chercher un autre, comptant qu'un autre ne serait pas meilleur. Les bons lui paraissaient pires que les méchants les plus déclarés, parce qu'il les croyait aussi méchants et plus trompeurs. Pour revenir à moi, je fus confondu avec les Chypriens, et j'échappai à la défiance pénétrante du roi. Narbal tremblait, dans la crainte que je ne fusse découvert il lui en eût coûté la vie, et à moi aussi. Son impatience de nous voir partir était incroyable mais les vents contraires nous retinrent assez longtemps à Tyr. Je profitai de ce séjour pour connaÃtre les moeurs des Phéniciens, si célèbres dans toutes les nations connues. J'admirais l'heureuse situation de cette grande ville, qui est au milieu de la mer, dans une Ãle. La côte voisine est délicieuse par sa fertilité, par les fruits exquis qu'elle porte, par le nombre des villes et des villages qui se touchent presque, enfin par la douceur de son climat car les montagnes mettent cette côte à l'abri des vents brûlants du midi; elle est rafraÃchie par le vent du nord qui souffle du côté de la mer. Ce pays est au pied du Liban, dont le sommet fend les nues et va toucher les astres. Une glace éternelle couvre son front; des fleuves pleins de neige tombent, comme des torrents, des pointes des rochers qui environnent sa tête. Au-dessous on voit une vaste forêt de cèdres antiques, qui paraissent aussi vieux que la terre où ils sont plantés et qui portent leurs branches épaisses jusque vers les nues. Cette forêt a sous ses pieds de gras pâturages dans la pente de la montagne. C'est là qu'on voit errer les taureaux qui mugissent, les brebis qui bêlent, avec leurs tendres agneaux qui bondissent sur l'herbe fraÃche là coulent mille divers ruisseaux d'une eau claire, qui distribuent l'eau partout. Enfin on voit au-dessous de ces pâturages le pied de la montagne qui est comme un jardin; le printemps et l'automne y règnent ensemble pour y joindre les fleurs et les fruits. Jamais ni le souffle empesté du midi, qui sèche et qui brûle tout, ni le rigoureux aquilon n'ont osé effacer les vives couleurs qui ornent ce jardin. C'est auprès de cette belle côte que s'élève dans la mer l'Ãle où est bâtie la ville de Tyr. Cette grande ville semble nager au-dessus des eaux et être la reine de toute la mer. Les marchands y abordent de toutes les parties du monde, et ses habitants sont eux-mêmes les plus fameux marchands qu'il y ait dans l'univers. Quand on entre dans cette ville, on croit d'abord que ce n'est point une ville qui appartienne à un peuple particulier, mais qu'elle est la ville commune de tous les peuples et le centre de leur commerce. Elle a deux grands môles, semblables à deux bras, qui s'avancent dans la mer, et qui embrassent un vaste port où les vents ne peuvent entrer. Dans ce port on voit comme une forêt de mâts de navires, et ces navires sont si nombreux qu'à peine peut-on découvrir la mer qui les porte. Tous les citoyens s'appliquent au commerce, et leurs grandes richesses ne les dégoûtent jamais du travail nécessaire pour les augmenter. On y voit de tous les côtés le fin lin d'Egypte et la pourpre tyrienne deux fois teinte, d'un éclat merveilleux; cette double teinture est si vive que le temps ne peut l'effacer on s'en sert pour des laines fines, qu'on rehausse d'une broderie d'or et d'argent. Les Phéniciens font le commerce de tous les peuples jusqu'au détroit de Gadès, et ils ont même pénétré dans le vaste océan qui environne toute la terre. Ils ont fait aussi de longues navigations sur la mer Rouge, et c'est par ce chemin qu'ils vont chercher, dans des Ãles inconnues, de l'or, des parfums et divers animaux qu'on ne voit point ailleurs. Je ne pouvais rassasier mes yeux du spectacle magnifique de cette grande ville, où tout était en mouvement. Je n'y voyais point, comme dans les villes de la Grèce, des hommes oisifs et curieux, qui vont chercher des nouvelles dans la place publique ou regarder les étrangers qui arrivent sur le port. Les hommes y sont occupés à décharger leurs vaisseaux, à transporter leurs marchandises ou à les vendre, à ranger leurs magasins et à tenir un compte exact de ce qui leur est dû par les négociants étrangers. Les femmes ne cessent jamais ou de filer les laines, ou de faire des dessins de broderie, ou de plier les riches étoffes. "D'où vient - disais-je à Narbal - que les Phéniciens se sont rendus les maÃtres du commerce de toute la terre et qu'ils s'enrichissent ainsi aux dépens de tous les autres peuples?" "Vous le voyez - me répondit-il - la situation de Tyr est heureuse pour la navigation. C'est notre patrie qui a la gloire d'avoir inventé la navigation les Tyriens furent les premiers, s'il en faut croire ce qu'on raconte de la plus obscure antiquité, qui domptèrent les flots, longtemps avant l'âge de Tiphys et des Argonautes tant vantés dans la Grèce; ils furent - dis-je - les premiers qui osèrent se mettre dans un frêle vaisseau à la merci des vagues et des tempêtes, qui sondèrent les abÃmes de la mer, qui observèrent les astres loin de la terre, suivant la science des Egyptiens et des Babyloniens, enfin qui réunirent tant de peuples, que la mer avait séparés. Les Tyriens sont industrieux, patients, laborieux, propres, sobres et ménagers; ils ont une exacte police; ils sont parfaitement d'accord entre eux; jamais peuple n'a été plus constant, plus sincère, plus fidèle, plus sûr, plus commode à tous les étrangers. Voilà , sans aller chercher d'autres causes, ce qui leur donne l'empire de la mer et qui fait fleurir dans leurs ports un si utile commerce. Si la division et la jalousie se mettaient entre eux; s'ils commençaient à s'amollir dans les délices et dans l'oisiveté, si les premiers de la nation méprisaient le travail et l'économie, si les arts cessaient d'être en honneur dans leur ville, s'ils manquaient de bonne foi vers les étrangers, s'ils altéraient tant soit peu les règles d'un commerce libre, s'ils négligeaient leurs manufactures et s'ils cessaient de faire les grandes avances qui sont nécessaires pour rendre leurs marchandises parfaites, chacune dans son genre, vous verriez bientôt tomber cette puissance que vous admirez." "Mais expliquez-moi - lui disais-je - les vrais moyens d'établir un jour à Ithaque un pareil commerce." "Faites - me répondit-il - comme on fait ici recevez bien et facilement tous les étrangers; faites-leur trouver dans vos ports la sûreté, la commodité, la liberté entière; ne vous laissez jamais entraÃner ni par l'avarice, ni par l'orgueil. Le vrai moyen de gagner beaucoup est de ne vouloir jamais trop gagner et de savoir perdre à propos. Faites-vous aimer par tous les étrangers; souffrez même quelque chose d'eux; craignez d'exciter leur jalousie par votre hauteur. Soyez constant dans les règles du commerce; qu'elles soient simples et faciles; accoutumez vos peuples à les suivre inviolablement punissez sévèrement la fraude et même la négligence ou le faste des marchands, qui ruine le commerce en ruinant les hommes qui le font. Surtout n'entreprenez jamais de gêner le commerce pour le tourner selon vos vues. Il faut que le prince ne s'en mêle point, de peur de le gêner, et qu'il en laisse tout le profit à ses sujets, qui en ont la peine; autrement il les découragera il en tirera assez d'avantages par les grandes richesses qui entreront dans ses Etats. Le commerce est comme certaines sources si vous voulez détourner leur cours, vous les faites tarir. Il n'y a que le profit et la commodité qui attirent les étrangers chez vous si vous leur rendez le commerce moins commode et moins utile, ils se retirent insensiblement et ne reviennent plus, parce que d'autres peuples, profitant de votre imprudence, les attirent chez eux et les accoutument à se passer de vous. Il faut même vous avouer que, depuis quelque temps, la gloire de Tyr est bien obscurcie. O si vous l'aviez vue, mon cher Télémaque, avant le règne de Pygmalion, vous auriez été bien plus étonné! Vous ne trouvez plus maintenant ici que les tristes restes d'une grandeur qui menace ruine. O malheureuse Tyr, en quelles mains es-tu tombée! Autrefois la mer t'apportait le tribut de tous les peuples de la terre. Pygmalion craint tout et des étrangers, et de ses sujets. Au lieu d'ouvrir, suivant notre ancienne coutume, ses ports à toutes les nations les plus éloignées, dans une entière liberté, il veut savoir le nombre des vaisseaux qui arrivent, leur pays, les noms des hommes qui y sont, leur genre de commerce, le prix de leurs marchandises et le temps qu'ils doivent demeurer ici. Il fait encore pis; car il use de supercherie pour surprendre les marchands et pour confisquer leurs marchandises. Il inquiète les marchands qu'il croit les plus opulents; il établit, sous divers prétextes, de nouveaux impôts. Il veut entrer lui-même dans le commerce, et tout le monde craint d'avoir quelque affaire avec lui. Ainsi le commerce languit; les étrangers oublient peu à peu le chemin de Tyr, qui leur était autrefois si doux, et, si Pygmalion ne change de conduite, notre gloire et notre puissance seront bientôt transportées à quelque autre peuple mieux gouverné que nous." Je demandai ensuite à Narbal comment les Tyriens s'étaient rendus si puissants sur la mer car je voulais n'ignorer rien de tout ce qui sert au gouvernement d'un royaume. "Nous avons - me répondit-il - les forêts du Liban qui fournissent le bois des vaisseaux, et nous les réservons avec soin pour cet usage on n'en coupe jamais que pour les besoins publics. Pour la construction des vaisseaux, nous avons l'avantage d'avoir des ouvriers habiles." "Comment - lui disais-je - avez-vous pu faire pour trouver ces ouvriers?" Il me répondait "Ils se sont formés peu à peu dans le pays. Quand on récompense bien ceux qui excellent dans les arts, on est sûr d'avoir bientôt des hommes qui les mènent à leur dernière perfection; car les hommes qui ont le plus de sagesse et de talent ne manquent point de s'adonner aux arts auxquels les grandes récompenses sont attachées. Ici on traite avec honneur tous ceux qui réussissent dans les arts et dans les sciences utiles à la navigation. On considère un bon géomètre; on estime fort un bon astronome; on comble de biens un pilote qui surpasse les autres dans sa fonction, on ne méprise point un bon charpentier; au contraire, il est bien payé et bien traité. Les bons rameurs mêmes ont des récompenses sûres et proportionnées à leurs services on les nourrit bien; on a soin d'eux quand ils sont malades; en leur absence, on a soin de leurs femmes et de leurs enfants; s'ils périssent dans un naufrage, on dédommage leurs familles; on renvoie chez eux ceux qui ont servi un certain temps. Ainsi on en a autant qu'on en veut le père est ravi d'élever son fils dans un si bon métier; et, dès sa plus tendre enfance, il se hâte de lui enseigner à manier la rame, à tendre les cordages et à mépriser les tempêtes. C'est ainsi qu'on mène les hommes, sans contrainte, par la récompense et par le bon ordre. L'autorité seule ne fait jamais bien; la soumission des inférieurs ne suffit pas il faut gagner les coeurs et faire trouver aux hommes leur avantage pour les choses où l'on veut se servir de leur industrie." Après ce discours, Narbal me mena visiter tous les magasins, les arsenaux et tous les métiers qui servent à la construction des navires. Je demandais le détail des moindres choses, et j'écrivais tout ce que j'avais appris, de peur d'oublier quelque circonstance utile. Cependant Narbal, qui connaissait Pygmalion et qui m'aimait, attendait avec impatience mon départ, craignant que je ne fusse découvert par les espions du roi, qui allaient nuit et jour par toute la ville; mais les vents ne nous permettaient point encore de nous embarquer. Pendant que nous étions occupés à visiter curieusement le port et à interroger divers marchands, nous vÃmes venir à nous un officier de Pygmalion, qui dit à Narbal "Le roi vient d'apprendre d'un des capitaines de vaisseaux qui sont revenus d'Egypte avec vous que vous avez mené un étranger qui passe pour Chyprien le roi veut qu'on l'arrête et qu'on sache certainement de quel pays il est; vous en répondrez sur votre tête." Dans ce moment, je m'étais un peu éloigné pour regarder de plus près les proportions que les Tyriens avaient gardées dans la construction d'un vaisseau presque neuf, qui était, disait-on, par cette proportion si exacte de toutes ses parties, le meilleur voilier qu'on eût jamais vu dans le port, et j'interrogeais l'ouvrier qui avait réglé ces proportions. Narbal, surpris et effrayé, répondit "Je cherche cet étranger, qui est de l'Ãle de Chypre." Quand il eut perdu de vue cet officier, il courut vers moi pour m'avertir du danger ou j'étais. "Je ne l'avais que trop prévu - me dit-il - mon cher Télémaque nous sommes perdus. Le roi, que sa défiance tourmente jour et nuit, soupçonne que vous n'êtes pas de l'Ãle de Chypre il ordonne qu'on vous arrête; il veut me faire périr, si je ne vous mets entre ses mains. Que ferons-nous? O dieux, donnez-nous la sagesse pour nous tirer de ce péril. Il faudra, Télémaque, que je vous mène au palais du roi. Vous soutiendrez que vous êtes Chyprien, de la ville d'Amathonte, fils d'un statuaire de Vénus. Je déclarerai que j'ai connu autrefois votre père, et peut-être que le roi, sans approfondir davantage, vous laissera partir. Je ne vois plus d'autre moyen de sauver votre vie et la mienne." Je répondis à Narbal "Laissez périr un malheureux que le destin veut perdre. Je sais mourir, Narbal, et je vous dois trop pour vouloir vous entraÃner dans mon malheur. Je ne puis me résoudre à mentir je ne suis pas Chyprien, et je ne saurais dire que je le suis. Les dieux voient ma sincérité c'est à eux à conserver ma vie par leur puissance, s'ils le veulent; mais je ne veux point la sauver par un mensonge." Narbal me répondait "Ce mensonge, Télémaque, n'a rien qui ne soit innocent; les dieux mêmes ne peuvent le condamner il ne fait aucun mal à personne; il sauve la vie à deux innocents; il ne trompe le roi que pour l'empêcher de faire un grand crime. Vous poussez trop loin l'amour de la vertu et la crainte de blesser la religion." "Il suffit - lui disais-je - que le mensonge soit mensonge pour n'être pas digne d'un homme qui parle en présence des dieux et qui doit tout à la vérité. Celui qui blesse la vérité offense les dieux et se blesse soi-même, car il parle contre sa conscience. Cessez, Narbal, de me proposer ce qui est indigne de vous et de moi. Si les dieux ont pitié de nous, ils sauront bien nous délivrer; s'ils veulent nous laisser périr, nous serons en mourant les victimes de la vérité, et nous laisserons aux hommes l'exemple de préférer la vertu sans tache à une longue vie la mienne n'est déjà que trop longue, étant si malheureuse. C'est vous seul, ô mon cher Narbal, pour qui mon coeur s'attendrit. Fallait-il que votre amitié pour un malheureux étranger vous fût si funeste!" Nous demeurâmes longtemps dans cette espèce de combat; mais enfin nous vÃmes arriver un homme qui courait hors d'haleine c'était un autre officier du roi, qui venait de la part d'Astarbé. Cette femme était belle comme une déesse; elle joignait aux charmes du corps tous ceux de l'esprit; elle était enjouée, flatteuse, insinuante. Avec tant de charmes trompeurs, elle avait, comme les Sirènes, un coeur cruel et plein de malignité; mais elle savait cacher ses sentiments corrompus par un profond artifice. Elle avait su gagner le coeur de Pygmalion par sa beauté, par son esprit, par sa douce voix et par l'harmonie de sa lyre. Pygmalion, aveuglé par un violent amour pour elle, avait abandonné la reine Topha, son épouse. Il ne songeait qu'à contenter toutes les passions de l'ambitieuse Astarbé; l'amour de cette femme ne lui était guère moins funeste que son infâme avarice. Mais quoiqu'il eût tant de passion pour elle, elle n'avait pour lui que du mépris et du dégoût; elle cachait ses vrais sentiments et elle faisait semblant de ne vouloir vivre que pour lui, dans le même temps où elle ne pouvait le souffrir. Il y avait à Tyr un jeune Lydien nommé Malachon, d'une merveilleuse beauté, mais mou, efféminé, noyé dans les plaisirs. Il ne songeait qu'à conserver la délicatesse de son teint, qu'à peigner ses cheveux blonds flottants sur ses épaules, qu'à se parfumer, qu'à donner un tour gracieux aux plis de sa robe, enfin qu'à chanter ses amours sur sa lyre. Astarbé le vit; elle l'aima et devint furieuse. Il la méprisa, parce qu'il était passionné pour une autre femme. D'ailleurs, il craignit de s'exposer à la cruelle jalousie du roi. Astarbé, se sentant méprisée, s'abandonna à son ressentiment. Dans son désespoir, elle s'imagina qu'elle pouvait faire passer Malachon pour l'étranger que le roi faisait chercher et qu'on disait qui était venu avec Narbal. En effet, elle le persuada à Pygmalion, et corrompit tous ceux qui auraient pu le détromper. Comme il n'aimait point les hommes vertueux et qu'il ne savait point les discerner, il n'était environné que de gens intéressés, artificieux, prêts à exécuter ses ordres injustes et sanguinaires. De telles gens craignaient l'autorité d'Astarbé, et ils lui aidaient à tromper le roi, de peur de déplaire à cette femme hautaine, qui avait toute sa confiance. Ainsi Malachon, quoique connu pour Crétois dans toute la ville, passa pour le jeune étranger que Narbal avait emmené d'Egypte il fut mis en prison. Astarbé, qui craignait que Narbal n'allât parler au roi et ne découvrÃt son imposture, envoyait en diligence à Narbal cet officier, qui lui dit ces paroles "Astarbé vous défend de découvrir au roi quel est votre étranger elle ne vous demande que le silence et elle saura bien faire en sorte que le roi soit content de vous. Cependant hâtez-vous de faire embarquer avec les Chypriens le jeune étranger que vous avez emmené d'Egypte, afin qu'on ne le voie plus dans la ville." Narbal, ravi de pouvoir ainsi sauver sa vie et la mienne, promit de se taire, et l'officier, satisfait d'avoir obtenu ce qu'il demandait, s'en retourna rendre compte à Astarbé de sa commission. Narbal et moi, nous admirâmes la bonté des dieux, qui récompensaient notre sincérité et qui ont un soin si touchant de ceux qui hasardent tout pour la vertu. Nous regardions avec horreur un roi livré à l'avarice et à la volupté. Celui qui craint avec tant d'excès d'être trompé, disions-nous, mérite de l'être, et l'est presque toujours grossièrement. Il se défie des gens de bien, et il s'abandonne à des scélérats; il est le seul qui ignore ce qui se passe. Voyez Pygmalion il est le jouet d'une femme sans pudeur. Cependant les dieux se servent du mensonge des méchants pour sauver les bons, qui aiment mieux perdre la vie que de mentir. En même temps, nous aperçûmes que les vents changeaient et qu'ils devenaient favorables aux vaisseaux de Chypre. "Les dieux se déclarent - s'écria Narbal - ils veulent, mon cher Télémaque, vous mettre en sûreté fuyez cette terre cruelle et maudite! Heureux qui pourrait vous suivre jusque dans les rivages les plus inconnus! Heureux qui pourrait vivre et mourir avec vous! Mais un destin sévère m'attache à cette malheureuse patrie il faut souffrir avec elle, peut-être faudra-t-il être enseveli dans ses ruines; n'importe, pourvu que je dise toujours la vérité et que mon coeur n'aime que la justice. Pour vous, ô mon cher Télémaque, je prie les dieux, qui vous conduisent comme par la main, de vous accorder le plus précieux de tous leurs dons, qui est la vertu pure et sans tache, jusqu'à la mort. Virez, retournez en Ithaque, consolez Pénélope, délivrez-la de ses téméraires amants. Que vos yeux puissent voir, que vos mains puissent embrasser le sage Ulysse, et qu'il trouve en vous un fils qui égale sa sagesse! Mais, dans votre bonheur, souvenez-vous du malheureux Narbal et ne cessez jamais de m'aimer." Quand il eut achevé ces paroles, je l'arrosai de mes larmes sans lui répondre; de profonds soupirs m'empêchaient de parler; nous nous embrassions en silence. Il me mena jusqu'au vaisseau, il demeura sur le rivage et, quand le vaisseau fut parti, nous ne cessions de nous regarder tandis que nous pûmes nous voir." Quatrième livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Calypso interrompt Télémaque pour refaire reposer. Mentor le blâme en secret d'avoir entrepris le récit de ses aventures, et cependant lui conseille de l'achever, puisqu'il l'a commencé. Télémaque, selon l'avis de Mentor, continue son récit. Pendant le trajet de Tyr à l'Ãle de Chypre, il voit en songe Vénus et Cupidon l'inviter au plaisir. Minerve lui apparaÃt aussi, le protégeant de son égide, et Mentor, l'exhortant à fuir de l'Ãle de Chypre. A son réveil, les Chypriens, noyés dans le vin, sont surpris dans une furieuse tempête, qui eût lait périr le navire, si Télémaque lui-même n'eût pris en main le gouvernail et commandé les manoeuvres. Enfin on arrive dans l'Ãle. Peintures des moeurs voluptueuses de ses habitants, du culte rendu à Vénus, et des impressions funestes que ce spectacle produit sur le coeur de Télémaque. Les sages conseils de Mentor, qu'il retrouve tout à coup en ce lieu, le délivrent d'un si grand danger. Le Syrien HasaÃl, à qui Mentor avait été vendu, ayant été contraint par les vents de relâcher à l'Ãle de Chypre, comme il allait en Crète pour y étudier les lois de Minos, rend à Télémaque son sage conducteur, et s'embarque avec eux pour l'Ãle de Crète. Ils jouissent, dans ce trajet, du beau spectacle d'Amphitrite traÃnée dans son char par des chevaux marins. Calypso, qui avait été jusqu'à ce moment immobile et transportée de plaisir en écoutant les aventures de Télémaque, l'interrompit pour lui faire prendre quelque repos. - Il est temps - lui dit-elle - que vous alliez goûter la douceur du sommeil après tant de travaux. Vous n'avez rien à craindre ici tout vous est favorable. Abandonnez-vous donc à la joie; goûtez la paix et tous les autres dons des dieux, dont vous allez être comblé. Demain, quand l'Aurore avec ses doigts de roses entrouvrira les portes dorées de l'orient et que les chevaux du soleil, sortant de l'onde amère, répandront les flammes du jour pour chasser devant eux toutes les étoiles du ciel, nous reprendrons, mon cher Télémaque, l'histoire de vos malheurs. Jamais votre père n'a égalé votre sagesse et votre courage; ni Achille, vainqueur d'Hector, ni Thésée, revenu des enfers, ni même le grand Alcide, qui a purgé la terre de tant de monstres, n'ont fait voir autant de force et de vertu que vous. Je souhaite qu'un profond sommeil rende cette nuit courte pour vous. Mais, hélas! qu'elle sera longue pour moi! Qu'il me tardera de vous revoir, de vous entendre, de vous faire redire ce que je sais déjà et de vous demander ce que je ne sais pas encore! Allez, mon cher Télémaque, avec le sage Mentor, que les dieux vous ont rendu; allez dans cette grotte écartée, où tout est préparé pour votre repos. Je prie Morphée de répandre ses plus doux charmes sur vos paupières appesanties, de faire couler une vapeur divine dans tous vos membres fatigués et de vous envoyer des songes légers, qui, voltigeant autour de vous, flattent vos sens par les images les plus riantes et repoussent loin de vous tout ce qui pourrait vous réveiller trop promptement. La déesse conduisit elle-même Télémaque dans cette grotte séparée de la sienne. Elle n'était ni moins rustique, ni moins agréable. Une fontaine, qui coulait dans un coin, y faisait un doux murmure, qui appelait le sommeil. Les nymphes y avaient préparé deux lits d'une molle verdure, sur lesquels elles avaient étendu deux grandes peaux, l'une de lion pour Télémaque, et l'autre d'ours pour Mentor. Avant que de laisser fermer ses yeux au sommeil, Mentor parla ainsi à Télémaque - Le plaisir de raconter vos histoires vous a entraÃné; vous avez charmé la déesse en lui expliquant les dangers dont votre courage et votre industrie vous ont tiré par là vous n'avez fait qu'enflammer davantage son coeur et que vous préparer une plus dangereuse captivité. Comment espérez-vous qu'elle vous laisse maintenant sortir de son Ãle, vous qui l'avez enchantée par le récit de vos aventures? L'amour d'une vaine gloire vous a fait parler sans prudence. Elle s'était engagée à vous raconter des histoires et à vous apprendre quelle a été la destinée d'Ulysse; elle a trouvé moyen de parler longtemps sans rien dire, et elle vous a engagé à lui expliquer tout ce qu'elle désire savoir tel est l'art des femmes flatteuses et passionnées. Quand est-ce, ô Télémaque, que vous serez assez sage pour ne parler jamais par vanité et que vous saurez taire tout ce qui vous est avantageux, quand il n'est pas utile à dire? Les autres admirent votre sagesse dans un âge où il est pardonnable d'en manquer; pour moi, je ne puis vous pardonner rien je suis le seul qui vous connaÃt, et qui vous aime assez pour vous avertir de toutes vos fautes. Combien êtes-vous encore éloigné de la sagesse de votre père! - Quoi donc! - répondit Télémaque - pouvais-je refuser à Calypso de lui raconter mes malheurs? - Non - reprit Mentor - il fallait les lui raconter mais vous deviez le faire en ne lui disant que ce qui pouvait lui donner de la compassion. Vous pouviez dire que vous aviez été tantôt errant, tantôt captif en Sicile, et puis en Egypte. C'était lui dire assez, et tout le reste n'a servi qu'à augmenter le poison qui brûle déjà son coeur. Plaise aux dieux que le vôtre puisse s'en préserver! - Mais que ferai-je donc? - continua Télémaque d'un ton modéré et docile. - Il n'est plus temps - repartit Mentor - de lui cacher ce qui reste de vos aventures elle en sait assez pour ne pouvoir être trompée sur ce qu'elle ne sait pas encore; votre réserve ne servirait qu'à l'irriter. Achevez donc demain de lui raconter tout ce que les dieux ont fait en votre faveur, et apprenez une autre fois à parler plus sobrement de tout ce qui peut vous attirer quelque louange. Télémaque reçut avec amitié un si bon conseil, et ils se couchèrent. Aussitôt que Phébus eut répandu ses premiers rayons sur la terre, Mentor, entendant la voix de la déesse qui appelait ses nymphes dans le bois, éveilla Télémaque. - Il est temps - lui dit-il - de vaincre le sommeil. Allons retrouver Calypso mais défiez-vous de ses douces paroles; ne lui ouvrez jamais votre coeur; craignez le poison flatteur de ses louanges. Hier elle vous élevait au-dessus de votre sage père, de l'invincible Achille, du fameux Thésée, d'Hercule devenu immortel. SentÃtes-vous combien cette louange est excessive? Crûtes-vous ce qu'elle disait? Sachez qu'elle ne le croit pas elle-même elle ne vous loue qu'à cause qu'elle vous croit faible et assez vain pour vous laisser tromper par des louanges disproportionnées à vos actions. Après ces paroles, ils allèrent au lieu où la déesse les attendait. Elle sourit en les voyant et cacha sous une apparence de joie la crainte et l'inquiétude qui troublaient son coeur car elle prévoyait que Télémaque, conduit par Mentor, lui échapperait de même qu'Ulysse. - Hâtez-vous - dit-elle - mon cher Télémaque, de satisfaire ma curiosité j'ai cru, pendant toute la nuit, vous voir partir de Phénicie et chercher une nouvelle destinée dans l'Ãle de Chypre. Dites-nous donc quel fut ce voyage et ne perdons pas un moment. Alors on s'assit sur l'herbe semée de violettes, à l'ombre d'un bocage épais. Calypso ne pouvait s'empêcher de jeter sans cesse des regards tendres et passionnés sur Télémaque et de voir avec indignation que Mentor observait jusqu'au moindre mouvement de ses yeux. Cependant toutes les nymphes en silence se penchaient pour prêter l'oreille et faisaient une espèce de demi-cercle pour mieux écouter et pour mieux voir les yeux de toute l'assemblée étaient immobiles et attachés sur ce jeune homme. Télémaque, baissant les yeux et rougissant avec beaucoup de grâce, reprit ainsi la suite de son histoire "A peine le doux souffle d'un vent favorable avait rempli nos voiles, que la terre de Phénicie disparut à nos yeux. Comme j'étais avec les Chypriens, dont j'ignorais les moeurs, je me résolus de me taire, de remarquer tout et d'observer toutes les règles de la discrétion pour gagner leur estime. Mais, pendant mon silence, un sommeil doux et puissant vint me saisir mes sens étaient liés et suspendus; je goûtais une paix et une joie profonde qui enivrait mon coeur. Tout à coup, je crus voir Vénus, qui fendait les nues dans son char volant conduit par deux colombes. Elle avait cette éclatante beauté, cette vive jeunesse, ces grâces tendres, qui parurent en elle quand elle sortit de l'écume de l'Océan et qu'elle éblouit les yeux de Jupiter même. Elle descendit tout à coup d'un vol rapide jusqu'auprès de moi, me mit en souriant la main sur l'épaule, et, me nommant par mon nom, prononça ces paroles "Jeune Grec, tu vas entrer dans mon empire; tu arriveras bientôt dans cette Ãle fortunée où les plaisirs, les ris et les jeux folâtres naissent sous mes pas. Là , tu brûleras des parfums sur mes autels; là je te plongerai dans un fleuve de délices. Ouvre ton coeur aux plus douces espérances, et garde-toi bien de résister à la plus puissante de toutes les déesses, qui veut te rendre heureux." En même temps j'aperçus l'enfant Cupidon, dont les petites ailes s'agitant le faisaient voler autour de sa mère. Quoiqu'il eût sur son visage la tendresse, les grâces et l'enjouement de l'enfance, il avait je ne sais quoi dans ses yeux perçants qui me faisait peur. Il riait en me regardant; son ris était malin, moqueur et cruel. Il tira de son carquois d'or la plus aiguà de ses flèches, il banda son arc, et allait me percer, quand Minerve se montra soudainement pour me couvrir de son égide. Le visage de cette déesse n'avait point cette beauté molle et cette langueur passionnée que j'avais remarquée dans le visage et dans la posture de Vénus. C'était au contraire une beauté simple, négligée, modeste; tout était grave, vigoureux, noble, plein de force et de majesté. La flèche de Cupidon, ne pouvant percer l'égide, tomba par terre. Cupidon indigné en soupira amèrement; il eut honte de se voir vaincu. "Loin d'ici, s'écria Minerve, loin d'ici, téméraire enfant! Tu ne vaincras jamais que des âmes lâches, qui aiment mieux tes honteux plaisirs que la sagesse, la vertu et la gloire." A ces mots, l'Amour irrité s'envola, et, Vénus remontant vers l'Olympe, je vis longtemps son char avec ses deux colombes dans une nuée d'or et d'azur, puis elle disparut. En baissant mes yeux vers la terre, je ne retrouvai plus Minerve. Il me sembla que j'étais transporté dans un jardin délicieux, tel qu'on dépeint les Champs Elysées. En ce lieu je reconnus Mentor, qui me dit "Fuyez cette cruelle terre, cette Ãle empestée, où l'on ne respire que la volupté. La vertu la plus courageuse y doit trembler, et ne se peut sauver qu'en fuyant." Dès que je le vis, je voulus me jeter à son cou pour l'embrasser; mais je sentais que mes pieds ne pouvaient se mouvoir, que mes genoux se dérobaient sous moi, et que mes mains, s'efforçant de saisir Mentor, cherchaient une ombre vaine qui m'échappait toujours. Dans cet effort je m'éveillai, et je sentis que ce songe mystérieux était un avertissement divin. Je me sentis plein de courage contre les plaisirs, et de défiance contre moi-même, pour détester la vie molle des Chypriens. Mais ce qui me perça le coeur fut que je crus que Mentor avait perdu la vie et qu'ayant passé les ondes du Styx il habitait l'heureux séjour des âmes justes. Cette pensée me fit répandre un torrent de larmes. On me demanda pourquoi je pleurais. "Les larmes, - répondis-je - ne conviennent que trop à un malheureux étranger qui erre sans espérance de revoir sa patrie." Cependant tous ces Chypriens qui étaient dans le vaisseau s'abandonnaient à une folle joie. Les rameurs, ennemis du travail, s'endormaient sur leurs rames; le pilote, couronné de fleurs, laissait le gouvernail et tenait en sa main une grande cruche de vin, qu'il avait presque vidée lui et tous les autres, troublés par la fureur de Bacchus, chantaient en l'honneur de Vénus et de Cupidon, des vers qui devaient faire horreur à tous ceux qui aiment la vertu. Pendant qu'ils oubliaient ainsi les dangers de la mer, une soudaine tempête troubla le ciel et la mer. Les vents déchaÃnés mugissaient avec fureur dans les voiles, les ondes noires battaient les flancs du navire, qui gémissait sous leurs coups. Tantôt nous montions sur le dos des vagues enflées; tantôt la mer semblait se dérober sous le navire et nous précipiter dans l'abÃme. Nous apercevions auprès de nous des rochers contre lesquels les flots irrités se brisaient avec un bruit horrible. Alors je compris par expérience ce que j'avais souvent ouï dire à Mentor, que les hommes mous et abandonnés aux plaisirs manquent de courage dans les dangers. Tous nos Chypriens abattus pleuraient comme des femmes; je n'entendais que des cris pitoyables, que des regrets sur les délices de la vie, que de vaines promesses aux dieux pour leur faire des sacrifices, si on pouvait arriver au port. Personne ne conservait assez de présence d'esprit ni pour ordonner les manoeuvres, ni pour les faire. Il me parut que je devais, en sauvant ma vie, sauver celle des autres. Je pris le gouvernail en main, parce que le pilote, troublé par le vin comme une bacchante, était hors d'état de connaÃtre le danger du vaisseau. J'encourageai les matelots effrayés; je leur fis abaisser les voiles ils ramèrent vigoureusement; nous passâmes au travers des écueils, et nous vÃmes de près toutes les horreurs de la mort. Cette aventure parut comme un songe à tous ceux qui me devaient la conservation de leur vie; ils me regardaient avec étonnement. Nous arrivâmes dans l'Ãle de Chypre au mois du printemps qui est consacré à Vénus. Cette saison, disaient les Chypriens, convient à cette déesse; car elle semble ranimer toute la nature et faire naÃtre les plaisirs comme les fleurs. En arrivant dans l'Ãle, je sentis un air doux qui rendait les corps lâches et paresseux, mais qui inspirait une humeur enjouée et folâtre. Je remarquai que la campagne, naturellement fertile et agréable, était presque inculte, tant les habitants étaient ennemis du travail. Je vis de tous côtés des femmes et des jeunes filles vainement parées, qui allaient, en chantant les louanges de Vénus, se dévouer à son temple. La beauté, les grâces, la joie, les plaisirs éclataient également sur leurs visages mais les grâces y étaient affectées; on n'y voyait point une noble simplicité et une pudeur aimable, qui fait le plus grand charme de la beauté. L'air de mollesse, l'art de composer leurs visages, leur parure vaine, leur démarche languissante, leurs regards qui semblaient chercher ceux des hommes, leur jalousie entre elles pour allumer de grandes passions, en un mot, tout ce que je voyais dans ces femmes me semblait vil et méprisable à force de vouloir plaire, elles me dégoûtaient. On me conduisit au temple de la déesse elle en a plusieurs dans cette Ãle; car elle est particulièrement adorée à Cythère, à Idalie et à Paphos. C'est à Cythère que je fus conduit. Le temple est tout de marbre c'est un parfait péristyle; les colonnes sont d'une grosseur et d'une hauteur qui rendent cet édifice très majestueux; au-dessus de l'architrave et de la frise sont à chaque face de grands frontons où l'on voit en bas-reliefs toutes les plus agréables aventures de la déesse. A la porte du temple est sans cesse une foule de peuples qui viennent faire leurs offrandes. On n'égorge jamais dans l'enceinte du lieu sacré aucune victime; on n'y brûle point, comme ailleurs, la graisse des génisses et des taureaux; on ne répand jamais leur sang on présente seulement devant l'autel les bêtes qu'on offre, et on n'en peut offrir aucune qui ne soit jeune, blanche, sans défaut et sans tache. On les couvre de bandelettes de pourpre brodées d'or; leurs cornes sont dorées et ornées de bouquets de fleurs les plus odoriférantes. Après qu'elles ont été présentées devant l'autel, on les renvoie dans un lieu écarté, où elles sont égorgées pour les festins des prêtres de la déesse. On offre aussi toutes sortes de liqueurs parfumées et du vin plus doux que le nectar. Les prêtres sont revêtus de longues robes blanches, avec des ceintures d'or, et des franges de même au bas de leurs robes. On brûle nuit et jour, sur les autels, les parfums les plus exquis de l'Orient, et ils forment une espèce de nuage qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du temple sont ornées de festons pendants; tous les vases qui servent aux sacrifices sont d'or. Un bois sacré de myrtes environne le bâtiment. Il n'y a que de jeunes garçons et de jeunes filles d'une rare beauté qui puissent présenter les victimes aux prêtres et qui osent allumer le feu des autels. Mais l'impudence et la dissolution déshonorent un temple si magnifique. D'abord, j'eus horreur de tout ce que je voyais; mais insensiblement je commençais à m'y accoutumer. Le vice ne m'effrayait plus; toutes les compagnies m'inspiraient je ne sais quelle inclination pour le désordre on se moquait de mon innocence; ma retenue et ma pudeur servaient de jouet à ces peuples effrontés. On n'oubliait rien pour exciter toutes mes passions, pour me tendre des pièges et pour réveiller en moi le goût des plaisirs. Je me sentais affaiblir tous les jours; la bonne éducation que j'avais reçue ne me soutenait presque plus; toutes mes bonnes résolutions s'évanouissaient. Je ne me sentais plus la force de résister au mal, qui me pressait de tous côtés; j'avais même une mauvaise honte de la vertu. J'étais comme un homme qui nage dans une rivière profonde et rapide d'abord il fend les eaux et remonte contre le torrent; mais, si les bords sont escarpés et s'il ne peut se reposer sur le rivage, il se lasse enfin peu à peu; sa force l'abandonne, ses membres épuisés s'engourdissent, et le cours du fleuve l'entraÃne. Ainsi, mes yeux commençaient à s'obscurcir, mon coeur tombait en défaillance; je ne pouvais plus rappeler ni ma raison, ni le souvenir des vertus de mon père. Le songe où je croyais avoir vu le sage Mentor descendu aux Champs Elysées achevait de me décourager une secrète et douce langueur s'emparait de moi; j'aimais déjà le poison flatteur qui se glissait de veine en veine et qui pénétrait jusqu'à la moelle de mes os. Je poussais néanmoins encore de profonds soupirs; je versais des larmes amères; je rugissais comme un lion, dans ma fureur. "O malheureuse jeunesse! - disais-je - ô dieux, qui vous jouez cruellement des hommes, pourquoi les faites-vous passer par cet âge, qui est un temps de folie et de fièvre ardente? O que ne suis-je couvert de cheveux blancs, courbé et proche du tombeau, comme LaÃrte mon aïeul! La mort me serait plus douce que la faiblesse honteuse où je me vois." A peine avais-je ainsi parlé que ma douleur s'adoucissait et que mon coeur, enivré d'une folle passion, secouait presque toute pudeur; puis je me voyais replongé dans un abÃme de remords. Pendant ce trouble, je courais errant çà et là dans le sacré bocage, semblable à une biche qu'un chasseur a blessée; elle court au travers des vastes forêts pour soulager sa douleur; mais la flèche qui l'a percée dans le flanc la suit partout; elle porte partout avec elle le trait meurtrier. Ainsi je courais en vain pour m'oublier moi-même et rien n'adoucissait la plaie de mon coeur. En ce moment, j'aperçus assez loin de moi, dans l'ombre épaisse de ce bois, la figure du sage Mentor; mais son visage me parut si pâle, si triste et si austère, que je ne pus en ressentir aucune joie. "Est-ce donc vous - m'écriai-je - ô mon cher ami, mon unique espérance, est-ce vous? Quoi donc! est-ce vous-même? Une image trompeuse ne vient-elle point abuser mes yeux? Est-ce vous, Mentor? N'est-ce point votre ombre, encore sensible à mes maux? N'êtes-vous point au rang des âmes heureuses qui jouissent de leur vertu et à qui les dieux donnent des plaisirs purs dans une éternelle paix aux Champs Elysées? Parlez, Mentor vivez-vous encore? Suis-je assez heureux pour vous posséder, ou bien n'est-ce qu'une ombre de mon ami?" En disant ces paroles, je courais vers lui, tout transporté, jusqu'à perdre la respiration; il m'attendait tranquillement sans faire un pas vers moi. O Dieux, vous le savez, quelle fut ma joie quand je sentis que mes bras le touchaient! "Non, ce n'est pas une vaine ombre! Je le tiens, je l'embrasse, mon cher Mentor!" C'est ainsi que je m'écriai. J'arrosai son visage d'un torrent de larmes; je demeurais attaché à son cou sans pouvoir parler. Il me regardait tristement avec des yeux pleins d'une tendre compassion. Enfin je lui dis "Hélas! d'où venez-vous! En quels dangers ne m'avez-vous point laissé pendant votre absence! Et que ferais-je maintenant sans vous?" Mais, sans répondre à mes questions "Fuyez - me dit-il d'un ton terrible - fuyez, hâtez-vous de fuir! Ici la terre ne porte pour fruit que du poison l'air qu'on respire est empesté; les hommes contagieux ne se parlent que pour se communiquer un venin mortel. La volupté lâche et infâme, qui est le plus horrible des maux sortis de la boÃte de Pandore, amollit tous les coeurs et ne souffre ici aucune vertu. Fuyez! Que tardez-vous? Ne regardez pas même derrière vous en fuyant; effacez jusques au moindre souvenir de cette Ãle exécrable." Il dit, et aussitôt je sentis comme un nuage épais qui se dissipait sur mes yeux et qui me laissait voir la pure lumière une joie douce et pleine d'un ferme courage renaissait dans mon coeur. Cette joie était bien différente de cette autre joie molle et folâtre dont mes sens avaient été d'abord empoisonnés l'une est une joie d'ivresse et de trouble, qui est entrecoupée de passions furieuses et de cuisants remords; l'autre est une joie de raison, qui a quelque chose de bienheureux et de céleste; elle est toujours pure et égale, rien ne peut l'épuiser; plus on s'y plonge, plus elle est douce; elle ravit l'âme sans la troubler. Alors je versai des larmes de joie, et je trouvais que rien n'était si doux que de pleurer ainsi. - O heureux - disais-je - les hommes à qui la vertu se montre dans toute sa beauté! Peut-on la voir sans l'aimer? Peut-on l'aimer sans être heureux? Mentor me dit "Il faut que je vous quitte je pars dans ce moment; il ne m'est pas permis de m'arrêter." "Où allez-vous donc? - lui répondis-je - en quelle terre inhabitable ne vous suivrai-je point? Ne croyez pas pouvoir m'échapper; je mourrai plutôt sur vos pas." En disant ces paroles, je le tenais serré de toute ma force. "C'est en vain - me dit-il - que vous espérez de me retenir. Le cruel Métophis me vendit à des Ethiopiens ou Arabes. Ceux-ci, étant allés à Damas, en Syrie, pour leur commerce, voulurent se défaire de moi, croyant en tirer une grande somme d'un nommé HasaÃl, qui cherchait un esclave grec pour connaÃtre les moeurs de la Grèce et pour s'instruire de nos sciences. En effet, HasaÃl m'acheta chèrement. Ce que je lui ai appris de nos moeurs lui a donné la curiosité de passer dans l'Ãle de Crète pour étudier les sages lois de Minos. Pendant notre navigation, les vents nous ont contraints de relâcher dans l'Ãle de Chypre. En attendant un vent favorable, il est venu faire ses offrandes au temple le voilà qui en sort; les vents nous appellent; déjà nos voiles s'enflent. Adieu, cher Télémaque; un esclave qui craint les dieux doit suivre fidèlement son maÃtre. Les dieux ne me permettent plus d'être à moi si j'étais à moi, ils le savent, je ne serais qu'à vous seul. Adieu, souvenez-vous des travaux d'Ulysse et des larmes de Pénélope; souvenez-vous des justes dieux. O dieux, protecteurs de l'innocence, en quelle terre suis-je contraint de laisser Télémaque!" "Non, non - lui dis-je - mon cher Mentor, il ne dépendra pas de vous de me laisser ici plutôt mourir que de vous voir partir sans moi. Ce maÃtre syrien est-il impitoyable? Est-ce une tigresse dont il a sucé les mamelles dans son enfance? Voudra-t-il vous arracher d'entre mes bras? Il faut qu'il me donne la mort ou qu'il souffre que je vous suive. Vous m'exhortez vous-même à fuir et vous ne voulez pas que je fuie en suivant vos pas! Je vais parler à HasaÃl; il aura peut-être pitié de ma jeunesse et de mes larmes puisqu'il aime la sagesse et qu'il va si loin la chercher, il ne peut point avoir un coeur féroce et insensible. Je me jetterai à ses pieds, j'embrasserai ses genoux, je ne le laisserai point aller qu'il ne m'ait accordé de vous suivre. Mon cher Mentor, je me ferai esclave avec vous; je lui offrirai de me donner à lui s'il me refuse, c'est fait de moi, je me délivrerai de la vie." Dans ce moment HasaÃl appela Mentor; je me prosternai devant lui. Il fut surpris de voir un inconnu en cette posture. "Que voulez-vous?" me dit-il. "La vie, répondis-je; car je ne puis vivre, si vous ne souffrez que je suive Mentor, qui est à vous. Je suis le fils du grand Ulysse, le plus sage des rois de la Grèce qui ont renversé la superbe ville de Troie, fameuse dans toute l'Asie. Je ne vous dis point ma naissance pour me vanter, mais seulement pour vous inspirer quelque pitié de mes malheurs. J'ai cherché mon père par toutes les mers, ayant avec moi cet homme, qui était pour moi un autre père. La fortune, pour comble de maux, me l'a enlevé; elle l'a fait votre esclave souffrez que je le sois aussi. S'il est vrai que vous aimiez la justice et que vous alliez en Crète pour apprendre les lois du bon roi Minos, n'endurcissez point votre coeur contre mes soupirs et contre mes larmes. Vous voyez le fils d'un roi, qui est réduit à demander la servitude comme son unique ressource. Autrefois j'ai voulu mourir en Sicile pour éviter l'esclavage, mais mes premiers malheurs n'étaient que de faibles essais des outrages de la fortune maintenant je crains de ne pouvoir être reçu parmi vos esclaves. O dieux, voyez mes maux; ô HasaÃl, souvenez-vous de Minos, dont vous admirez la sagesse et qui nous jugera tous deux dans le royaume de Pluton." HasaÃl, me regardant avec un visage doux et humain, me tendit la main, et me releva "Je n'ignore pas, me dit-il, la sagesse et la vertu d'Ulysse; Mentor m'a raconté souvent quelle gloire il a acquise parmi les Grecs; et d'ailleurs la prompte renommée a fait entendre son nom à tous les peuples de l'Orient. Suivez-moi, fils d'Ulysse; je serai votre père, jusqu'à ce que vous ayez retrouvé celui qui vous a donné la vie. Quand même je ne serais pas touché de la gloire de votre père, de ses malheurs et des vôtres, l'amitié que j'ai pour Mentor m'engagerait à prendre soin de vous. Il est vrai que je l'ai acheté comme esclave, mais je le garde comme un ami fidèle; l'argent qu'il m'a coûté m'a acquis le plus cher et le plus précieux ami que j'aie sur la terre. J'ai trouvé en lui la sagesse; je lui dois tout ce que j'ai d'amour pour la vertu. Dès ce moment, il est libre; vous le serez aussi je ne vous demande, à l'un et à l'autre, que votre coeur." En un instant je passai de la plus amère douleur à la plus vive joie que les mortels puissent sentir. Je me voyais sauvé d'un horrible danger; je m'approchais de mon pays; je trouvais un secours pour y retourner; je goûtais la consolation d'être auprès d'un homme qui m'aimait déjà par le pur amour de la vertu; enfin je me retrouvais tout en retrouvant Mentor pour ne le plus quitter. HasaÃl s'avance sur le sable du rivage nous le suivons; on entre dans le vaisseau; les rameurs fendent les ondes paisibles; un zéphyr léger se joue de nos voiles, il anime tout le vaisseau et lui donne un doux mouvement. L'Ãle de Chypre disparaÃt bientôt. HasaÃl, qui avait impatience de connaÃtre mes sentiments, me demanda ce que je pensais des moeurs de cette Ãle. Je lui dis ingénument en quel danger ma jeunesse avait été exposée et le combat que j'avais souffert au-dedans de moi. Il fut touché de mon horreur pour le vice et dit ces paroles "O Vénus, je reconnais votre puissance et celle de votre fils; j'ai brûlé de l'encens sur vos autels; mais souffrez que je déteste l'infâme mollesse des habitants de votre Ãle et l'impudence brutale avec laquelle ils célèbrent vos fêtes." Ensuite il s'entretenait avec Mentor de cette première puissance qui a formé le ciel et la terre, de cette lumière simple, infinie et immuable, qui se donne à tous sans se partager; de cette vérité souveraine et universelle qui éclaire tous les esprits, comme le soleil éclaire tous les corps. "Celui - ajoutait-il - qui n'a jamais vu cette lumière pure est aveugle comme un aveugle-né; il passe sa vie dans une profonde nuit, comme les peuples que le soleil n'éclaire point pendant plusieurs mois de l'année; il croit être sage, et il est insensé; il croit tout voir, et il ne voit rien; il meurt n'ayant jamais rien vu; tout au plus il aperçoit de sombres et fausses lueurs, de vaines ombres, des fantômes qui n'ont rien de réel. Ainsi sont tous les hommes entraÃnés par le plaisir des sens et par le charme de l'imagination. Il n'y a point sur la terre de véritables hommes, excepté ceux qui consultent, qui aiment, qui suivent cette raison éternelle c'est elle qui nous inspire quand nous pensons bien, c'est elle qui nous reprend quand nous pensons mal. Nous ne tenons pas moins d'elle la raison que la vie. Elle est comme un grand océan de lumière nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent et qui y retournent pour s'y perdre." Quoique je ne comprisse point encore parfaitement la profonde sagesse de ces discours, je ne laissais pas d'y goûter je ne sais quoi de pur et de sublime; mon coeur en était échauffé et la vérité me semblait reluire dans toutes ces paroles. Ils continuèrent à parler de l'origine des dieux, des héros, des poètes, de l'âge d'or, du déluge, des premières histoires du genre humain, du fleuve d'oubli où se plongent les âmes des morts, des peines éternelles préparées aux impies dans le gouffre noir du Tartare, et de cette heureuse paix dont jouissent les justes dans les Champs Elysées, sans crainte de pouvoir la perdre. Pendant qu'HasaÃl et Mentor parlaient, nous aperçûmes des dauphins couverts d'une écaille qui paraissait d'or et d'azur. En se jouant, ils soulevaient les flots avec beaucoup d'écume. Après eux venaient des Tritons, qui sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées. Ils environnaient le char d'Amphitrite, traÃné par des chevaux marins, plus blancs que la neige, et qui, fendant l'onde salée, laissaient loin derrière eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux étaient enflammés et leurs bouches étaient fumantes. Le char de la déesse était une conque d'une merveilleuse figure; elle était d'une blancheur plus éclatante que l'ivoire, et les roues étaient d'or. Ce char semblait voler sur la face des eaux paisibles. Une troupe de nymphes couronnées de fleurs nageaient en foule derrière le char; leurs beaux cheveux pendaient sur leurs épaules et flottaient au gré du vent. La déesse tenait d'une main un sceptre d'or pour commander aux vagues, de l'autre elle portait sur ses genoux le petit dieu Palémon, son fils, pendant à sa mamelle. Elle avait un visage serein et une douce majesté qui faisait fuir les vents séditieux et toutes les noires tempêtes. Les Tritons conduisaient les chevaux et tenaient les rênes dorées. Une grande voile de pourpre flottait dans l'air au-dessus du char; elle était à demi enflée par le soufre d'une multitude de petits Zéphyrs qui s'efforçaient de la pousser par leurs haleines. On voyait au milieu des airs Eole empressé, inquiet et ardent. Son visage ridé et chagrin, sa voix menaçante, ses sourcils épais et pendants, ses yeux d'un feu sombre et austère tenaient en silence les fiers aquilons et repoussaient tous les nuages. Les immenses baleines et tous les monstres marins, faisant avec leurs narines un flux et reflux de l'onde amère, sortaient à la hâte des grottes profondes, pour voir la déesse. Cinquième livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Suite du récit de Télémaque. Richesse et fertilité de l'Ãle de Crète; moeurs de ses habitants, et leur prospérité sous les sages lois de Minos. Télémaque, à son arrivée dans l'Ãle, apprend qu'Idoménée, qui en était roi, vient de sacrifier son fils unique, pour accomplir un voeu indiscret; que les Crétois, pour venger le sang du fils, ont réduit le père à quitter leur pays qu'après de longues incertitudes, ils sont actuellement assemblés afin d'élire un autre roi. Télémaque, admis dans cette assemblée, y remporte les prix à divers jeux, et résout avec une rare sagesse plusieurs questions morales et politiques proposées aux concurrents par les vieillards, juges de l'Ãle. Le premier de ces vieillards, frappé de la sagesse de ce jeune étranger, propose à l'assemblée de le couronner roi, et la proposition est accueillie de tout le peuple avec de vives acclamations. Cependant Télémaque refuse de régner sur les Crétois, préférant la pauvre Ithaque à la gloire et à l'opulence du royaume de Crète. Il propose d'élire Mentor, qui refuse aussi le diadème; l'assemblée pressant Mentor de choisir pour toute la nation, il rapporte ce qu'il vient d'apprendre des vertus d'Arisiodème, et décide aussitôt l'assemblée à le proclamer roi. Bientôt après, Mentor et Télémaque s'embarquent sur un vaisseau crétois pour retourner à Ithaque. Alors Neptune, pour consoler Vénus irritée, suscite une horrible tempête, qui brise leur vaisseau. Ils échappent à ce danger en s'attachant aux débris du mât, qui, poussé par les flots, les fait aborder à l'Ãle de Calypso. Après que nous eûmes admiré ce spectacle, nous commençâmes à découvrir les montagnes de Crète, que nous avions encore assez de peine à distinguer des nuées du ciel et des flots de la mer. Bientôt nous vÃmes le sommet du mont Ida qui s'élève au-dessus des autres montagnes de l'Ãle, comme un vieux cerf dans une forêt porte son bois rameux au-dessus des têtes de jeunes faons dont il est suivi. Peu à peu nous vÃmes plus distinctement les côtes de cette Ãle, qui se présentaient à nos yeux comme un amphithéâtre. Autant la terre de Chypre nous avait paru négligée et inculte, autant celle de Crète se montrait fertile et ornée de tous les fruits par le travail de ses habitants. De tous côtés, nous remarquions des villages bien bâtis, des bourgs qui égalaient des villes, et des villes superbes. Nous ne trouvions aucun champ où la main du diligent laboureur ne fût imprimée; partout la charrue avait laissé de creux sillons les ronces, les épines, et toutes les plantes qui occupent inutilement la terre sont inconnues en ce pays. Nous considérions avec plaisir les creux vallons où les troupeaux de boeufs mugissaient dans les gras herbages, le long des ruisseaux; les moutons paissant sur le penchant d'une colline; les vastes campagnes couvertes de jaunes épis, riches dons de la féconde Cérès; enfin les montagnes ornées de pampre et de grappes d'un raisin déjà coloré, qui promettait aux vendangeurs les doux présents de Bacchus pour charmer les soucis des hommes. Mentor nous dit qu'il avait été autrefois en Crète, et il nous expliqua ce qu'il en connaissait. "Cette Ãle - disait-il - admirée de tous les étrangers, et fameuse par ses cent villes, nourrit sans peine tous ses habitants, quoiqu'ils soient innombrables. C'est que la terre ne se lasse jamais de répandre ses biens sur ceux qui la cultivent; son sein fécond ne peut s'épuiser. Plus il y a d'hommes dans un pays, pourvu qu'ils soient laborieux, plus ils jouissent de l'abondance. Ils n'ont jamais besoin d'être jaloux les uns des autres la terre, cette bonne mère, multiplie ses dons selon le nombre de ses enfants qui méritent ses fruits par leur travail. L'ambition et l'avarice des hommes sont les seules sources de leur malheur les hommes veulent tout avoir, et ils se rendent malheureux par le désir du superflu; s'ils voulaient vivre simplement et se contenter de satisfaire aux vrais besoins, on verrait partout l'abondance, la joie, la paix et l'union. C'est ce que Minos, le plus sage et le meilleur de tous les rois, avait compris. Tout ce que vous verrez de plus merveilleux dans cette Ãle est le fruit de ses lois. L'éducation qu'il faisait donner aux enfants rend les corps sains et robustes on les accoutume d'abord à une vie simple, frugale et laborieuse; on suppose que toute volupté amollit le corps et l'esprit; on ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui d'être invincibles par la vertu et d'acquérir beaucoup de gloire. On ne met pas seulement ici le courage à mépriser la mort dans les dangers de la guerre, mais encore à fouler aux pieds les trop grandes richesses et les plaisirs honteux. Ici on punit trois vices qui sont impunis chez les autres peuples l'ingratitude, la dissimulation et l'avarice. Pour le faste et la mollesse, on n'a jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en Crète. Tout le monde y travaille, et personne ne songe à s'y enrichir; chacun se croit assez payé de son travail par une vie douce et réglée, où l'on jouit en paix et avec abondance de tout ce qui est véritablement nécessaire à la vie. On n'y souffre ni meubles précieux, ni habits magnifiques, ni festins délicieux, ni palais dorés. Les habits sont de laine fine et de belles couleurs, mais tout unis et sans broderie. Les repas y sont sobres; on y boit peu de vin le bon pain en fait la principale partie, avec les fruits que les arbres offrent comme d'eux-mêmes, et le lait des troupeaux. Tout au plus on y mange un peu de grosse viande sans ragoût; encore même a-t-on soin de réserver ce qu'il y a de meilleur dans les grands troupeaux de boeufs pour faire fleurir l'agriculture. Les maisons y sont propres, commodes, riantes, mais sans ornements. La superbe architecture n'y est pas ignorée; mais elle est réservée pour les temples des dieux, et les hommes n'oseraient avoir des maisons semblables à celles des immortels. Les grands biens des Crétois sont la santé, la force, le courage, la paix et l'union des familles, la liberté de tous les citoyens, l'abondance des choses nécessaires, le mépris des superflues, l'habitude du travail et l'horreur de l'oisiveté, l'émulation pour la vertu, la soumission aux lois, et la crainte des justes dieux." Je lui demandai en quoi consistait l'autorité du roi; et il me répondit "Il peut tout sur les peuples; mais les lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liées dès qu'il veut faire le mal. Les lois lui confient les peuples comme le plus précieux de tous les dépôts, à condition qu'il sera le père de ses sujets. Elles veulent qu'un seul homme serve, par sa sagesse et par sa modération, à la félicité de tant d'hommes; et non pas que tant d'hommes servent, par leur misère et par leur servitude lâche, à flatter l'orgueil et la mollesse d'un seul homme. Le roi ne doit rien avoir au-dessus des autres, excepté ce qui est nécessaire ou pour le soulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois. D'ailleurs, le roi doit être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur qu'aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plus de sagesse, de vertu et de gloire que le reste des hommes. Il doit être au-dehors le défenseur de la patrie, en commandant les armées, et, au-dedans, le juge des peuples, pour les rendre bons, sages et heureux. Ce n'est point pour lui-même que les dieux l'ont fait roi; il ne l'est que pour être l'homme des peuples c'est aux peuples qu'il doit tout son temps, tous ses soins, toute son affection, et il n'est digne de la royauté qu'autant qu'il s'oublie lui-même pour se sacrifier au bien public. Minos n'a voulu que ses enfants régnassent après lui qu'à condition qu'ils régneraient suivant ces maximes il aimait encore plus son peuple que sa famille. C'est par une telle sagesse qu'il a rendu la Crète si puissante et si heureuse; c'est par cette modération qu'il a effacé la gloire de tous les conquérants qui veulent faire servir les peuples à leur propre grandeur, c'est-à -dire à leur vanité; enfin, c'est par sa justice qu'il a mérité d'être aux enfers le souverain juge des morts." Pendant que Mentor faisait ce discours, nous abordâmes dans l'Ãle. Nous vÃmes le fameux labyrinthe, ouvrage des mains de l'ingénieux Dédale, et qui était une imitation du grand labyrinthe que nous avions vu en Egypte. Pendant que nous considérions ce curieux édifice, nous vÃmes le peuple qui couvrait le rivage et qui accourait en foule dans un lieu assez voisin du bord de la mer. Nous demandâmes la cause de leur empressement; et voici ce qu'un Crétois, nommé Nausicrate, nous raconta "Idoménée, fils de Deucalion et petit-fils de Minos - dit-il - était allé, comme les autres rois de la Grèce, au siège de Troie. Après la ruine de cette ville, il fit voile pour revenir en Crète; mais la tempête fut si violente, que le pilote de son vaisseau et tous les autres qui étaient expérimentés dans la navigation crurent que leur naufrage était inévitable. Chacun avait la mort devant les yeux, chacun voyait les abÃmes ouverts pour l'engloutir; chacun déplorait son malheur, n'espérant pas même le triste repos des ombres qui traversent le Styx après avoir reçu la sépulture. Idoménée, levant les yeux et les mains vers le ciel, invoquait Neptune "O puissant dieu - s'écriait-il - toi qui tiens l'empire des ondes, daigne écouter un malheureux! Si tu me fais revoir l'Ãle de Crète, malgré la fureur des vents, je t'immolerai la première tête qui se présentera à mes yeux." Cependant son fils, impatient de revoir son père, se hâtait d'aller au-devant de lui pour l'embrasser malheureux, qui ne savait pas que c'était courir à sa perte! Le père, échappé à la tempête, arrivait dans le port désiré; il remerciait Neptune d'avoir écouté ses voeux mais bientôt il sentit combien ses voeux lui étaient funestes. Un pressentiment de son malheur lui donnait un cuisant repentir de son voeu indiscret; il craignait d'arriver parmi les siens, et il appréhendait de revoir ce qu'il avait de plus cher au monde. Mais la cruelle Némésis, déesse impitoyable, qui veille pour punir les hommes, et surtout les rois orgueilleux, poussait d'une main fatale et invisible Idoménée. Il arrive; à peine ose-t-il lever les yeux il voit son fils il recule, saisi d'horreur. Ses yeux cherchent, mais en vain, quelque autre tête moins chère qui puisse lui servir de victime. Cependant le fils se jette à son cou et est tout étonné que son père réponde si mal à sa tendresse; il le voit fondant en larmes. "O mon père - dit-il - d'où vient cette tristesse? Après une si longue absence, êtes-vous fâché de vous revoir dans votre royaume et de faire la joie de votre fils? Qu'ai-je fait? Vous détournez vos yeux de peur de me voir!" Le père, accablé de douleur, ne répondit rien. Enfin, après de profonds soupirs, il dit "O Neptune, que t'ai-je promis! A quel prix m'as-tu garanti du naufrage! Rends-moi aux vagues et aux rochers, qui devaient, en me brisant, finir ma triste vie; laisse vivre mon fils! O dieu cruel! tiens, voilà mon sang, épargne le sien". En parlant ainsi, il tira son épée pour se percer; mais ceux qui étaient autour de lui arrêtèrent sa main. Le vieillard Sophronyme, interprète des volontés des dieux, lui assura qu'il pouvait contenter Neptune sans donner la mort à son fils. "Votre promesse - disait-il - a été imprudente les dieux ne veulent point être honorés par la cruauté; gardez-vous bien d'ajouter à la faute de votre promesse celle de l'accomplir contre les lois de la nature offrez cent taureaux plus blancs que la neige à Neptune; faites couler leur sang autour de son autel couronné de fleurs; faites fumer un doux encens en l'honneur de ce dieu." Idoménée écoutait ce discours la tête baissée et sans répondre la fureur était allumée dans ses yeux; son visage, pâle et défiguré, changeait à tout moment de couleur; on voyait ses membres tremblants. Cependant son fils lui disait "Me voici, mon père; votre fils est prêt à mourir pour apaiser le dieu; n'attirez pas sur vous sa colère je meurs content, puisque ma mort vous aura garanti de la vôtre. Frappez, mon père; ne craignez point de trouver en moi un fils indigne de vous, qui craigne de mourir." En ce moment Idoménée, tout hors de lui, et comme déchiré par les Furies infernales, surprend tous ceux qui l'observent de près il enfonce son épée dans le coeur de cet enfant; il la retire toute fumante et pleine de sang, pour la plonger dans ses propres entrailles; il est encore une fois retenu par ceux qui l'environnent. L'enfant tombe dans son sang ses yeux se couvrent des ombres de la mort; il les entrouvre à la lumière; mais à peine l'a-t-il trouvée, qu'il ne peut plus la supporter. Tel qu'un beau lis au milieu des champs, coupé dans sa racine par le tranchant de la charrue, languit et ne se soutient plus; il n'a point encore perdu cette vive blancheur et cet éclat qui charme les yeux; mais la terre ne le nourrit plus, et sa vie est éteinte ainsi le fils d'Idoménée, comme une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonné dès son premier âge. Le père, dans l'excès de sa douleur, devient insensible; il ne sait où il est, ni ce qu'il a fait, ni ce qu'il doit faire; il marche chancelant vers la ville, et demande son fils. Cependant le peuple, touché de compassion pour l'enfant et d'horreur pour l'action barbare du père, s'écrie que les dieux justes l'ont livré aux Furies. La fureur leur fournit des armes; ils prennent des bâtons et des pierres, la Discorde souffle dans tous les coeurs un venin mortel. Les Crétois, les sages Crétois, oublient la sagesse qu'ils ont tant aimée ils ne reconnaissent plus le petit-fils du sage Minos. Les amis d'Idoménée ne trouvent plus de salut pour lui qu'en le ramenant vers ses vaisseaux ils s'embarquent avec lui, ils fuient à la merci des ondes. Idoménée, revenant à soi, les remercie de l'avoir arraché d'une terre qu'il a arrosée du sang de son fils et qu'il ne saurait plus habiter. Les vents les conduisent vers l'Hespérie, et ils vont chercher un nouveau royaume dans le pays des Salentins. Cependant les Crétois, n'ayant plus de roi pour les gouverner, ont résolu d'en choisir un qui conserve dans leur pureté les lois établies. Voici les mesures qu'ils ont prises pour faire ce choix. Tous les principaux citoyens des cent villes sont assemblés ici. On a déjà commencé par des sacrifices; on a assemblé tous les sages les plus fameux des pays voisins, pour examiner la sagesse de ceux qui paraÃtront dignes de commander. On a préparé des jeux publics, où tous les prétendants combattent; car on veut donner pour prix la royauté à celui qu'on jugera vainqueur de tous les autres, et pour l'esprit et pour le corps. On veut un roi dont le corps soit fort et adroit, et dont l'âme soit ornée de la sagesse et de la vertu. On appelle ici tous les étrangers." Après nous avoir raconté toute cette histoire étonnante, Nausicrate nous dit "Hâtez-vous donc, ô étrangers, de venir dans notre assemblée vous combattrez avec les autres, et, si les dieux destinent la victoire à l'un de vous deux, il régnera en ce pays." Nous le suivÃmes, sans aucun désir de vaincre, mais par la seule curiosité de voir une chose si extraordinaire. Nous arrivâmes à une espèce de cirque très vaste, environné d'une épaisse forêt le milieu du cirque était une arène préparée pour les combattants; elle était bordée par un grand amphithéâtre d'un gazon frais sur lequel était assis et rangé un peuple innombrable. Quand nous arrivâmes, on nous reçut avec honneur; car les Crétois sont les peuples du monde qui exercent le plus noblement et avec le plus de religion l'hospitalité. On nous fit asseoir et on nous invita à combattre. Mentor s'en excusa sur son âge, et HasaÃl, sur sa faible santé. Ma jeunesse et ma vigueur m'ôtaient toute excuse; je jetai néanmoins un coup d'oeil sur Mentor pour découvrir sa pensée, et j'aperçus qu'il souhaitait que je combattisse. J'acceptai donc l'offre qu'on me faisait je me dépouillai de mes habits; on fit couler des flots d'huile douce et luisante sur tous les membres de mon corps; et je me mêlai parmi les combattants. On dit de tous côtés que c'était le fils d'Ulysse, qui était venu pour tâcher de remporter les prix, et plusieurs Crétois, qui avaient été à Ithaque pendant mon enfance, me reconnurent. Le premier combat fut celui de la lutte. Un Rhodien d'environ trente-cinq ans surmonta tous les autres qui osèrent se présenter à lui. Il était encore dans toute la vigueur de la jeunesse ses bras étaient nerveux et bien nourris; au moindre mouvement qu'il faisait, on voyait tous ses muscles; il était également souple et fort. Je ne lui parus pas digne d'être vaincu, et, regardant avec pitié ma tendre jeunesse, il voulut se retirer mais je me présentai à lui. Alors nous nous saisÃmes l'un l'autre; nous nous serrâmes à perdre la respiration. Nous étions épaule contre épaule, pied contre pied, tous les nerfs tendus, et les bras entrelacés comme des serpents, chacun s'efforçant d'enlever de terre son ennemi. Tantôt il essayait de me surprendre en me poussant du côté droit; tantôt il s'efforçait de me pencher du côté gauche. Pendant qu'il me tâtait ainsi, je le poussai avec tant de violence, que ses reins plièrent il tomba sur l'arène et m'entraÃna sur lui. En vain il tâche de me mettre dessous; je le tins immobile sous moi; tout le peuple cria "Victoire au fils d'Ulysse!" Et j'aidai au Rhodien confus à se relever. Le combat du ceste fut plus difficile. Le fils d'un riche citoyen de Samos avait acquis une haute réputation dans ce genre de combats. Tous les autres lui cédèrent; il n 'y eut que moi qui espérai la victoire. D'abord il me donna dans la tête, et puis dans l'estomac, des coups qui me firent vomir le sang et qui répandirent sur mes yeux un épais nuage. Je chancelai; il me pressait, et je ne pouvais plus respirer mais je fus ranimé par la voix de Mentor, qui me criait "O fils d'Ulysse, seriez-vous vaincu!" La colère me donna de nouvelles forces; j'évitai plusieurs coups dont j'aurais été accablé. Aussitôt que le Samien m'avait porté un faux coup et que son bras s'allongeait en vain, je le surprenais dans cette posture penchée. Déjà il reculait, quand je haussai mon ceste pour tomber sur lui avec plus de force il voulut esquiver et, perdant l'équilibre, il me donna le moyen de le renverser. A peine fut-il étendu par terre, que je lui tendis la main pour le relever. Il se redressa lui-même, couvert de poussière et de sang sa honte fut extrême; mais il n'osa renouveler le combat. Aussitôt on commença les courses de chariots, que l'on distribua au sort. Le mien se trouva le moindre pour la légèreté des roues et pour la vigueur des chevaux. Nous partons un nuage de poussière vole et couvre le ciel. Au commencement, je laissai les autres passer devant moi. Un jeune Lacédémonien, nommé Crantor, laissait d'abord tous les autres derrière lui. Un Crétois nommé Polyclète, le suivait de près. Hippomaque, parent d'Idoménée, qui aspirait à lui succéder, lâchant les rênes à ses chevaux fumants de sueur, était tout penché sur leurs crins flottants; et le mouvement des roues de son chariot était si rapide, qu'elles paraissaient immobiles comme les ailes d'un aigle qui fend les airs. Mes chevaux s'animèrent et se mirent peu à peu en haleine; je laissai loin derrière moi presque tous ceux qui étaient partis avec tant d'ardeur. Hippomaque, parent d'Idoménée, poussant trop ses chevaux, le plus vigoureux s'abattit, et ôta, par sa chute, à son maÃtre l'espérance de régner. Polyclète, se penchant trop sur ses chevaux, ne put se tenir ferme dans une secousse; il tomba les rênes lui échappèrent, et il fut trop heureux de pouvoir éviter la mort. Crantor, voyant avec des yeux pleins d'indignation que j'étais tout auprès de lui, redoubla son ardeur tantôt il invoquait les dieux et leur promettait de riches offrandes; tantôt il parlait à ses chevaux pour les animer. Il craignait que je ne passasse entre la borne et lui; car mes chevaux, mieux ménagés que les siens, étaient en état de le devancer il ne lui restait plus d'autre ressource que celle de me fermer le passage. Pour y réussir, il hasarda de se briser contre la borne; il y brisa effectivement sa roue. Je ne songeai qu'à faire promptement le tour, pour n'être pas engagé dans son désordre, et il me vit un moment après au bout de la carrière. Le peuple s'écria encore une fois "Victoire au fils d'Ulysse! C'est lui que les dieux destinent à régner sur nous." Cependant les plus illustres et les plus sages d'entre les Crétois nous conduisirent dans un bois antique et sacré, reculé de la vue des hommes profanes, où les vieillards que Minos avait établis juges du peuple et gardes des lois nous assemblèrent. Nous étions les mêmes qui avions combattu dans les jeux; nul autre ne fut admis. Les sages ouvrirent le livre où toutes les lois de Minos sont recueillies. Je me sentis saisi de respect et de honte, quand j'approchai de ces vieillards, que l'âge rendait vénérables sans leur ôter la vigueur de l'esprit. Ils étaient assis avec ordre, et immobiles dans leurs places leurs cheveux étaient blancs; plusieurs n'en avaient presque plus. On voyait reluire sur leurs visages graves une sagesse douce et tranquille, ils ne se pressaient point de parler; ils ne disaient que ce qu'ils avaient résolu de dire. Quand ils étaient d'avis différents, ils étaient si modérés à soutenir ce qu'ils pensaient de part et d'autre, qu'on aurait cru qu'ils étaient tous d'une même opinion. La longue expérience des choses passées et l'habitude du travail leur donnait de grandes vues sur toutes choses mais ce qui perfectionnait le plus leur raison, c'était le calme de leur esprit délivré des folles passions et des caprices de la jeunesse. La sagesse toute seule agissait en eux, et le fruit de leur longue vertu était d'avoir si bien dompté leurs humeurs, qu'ils goûtaient sans peine le doux et noble plaisir d'écouter la raison. En les admirant, je souhaitai que ma vie pût s'accourcir pour arriver tout à coup à une si estimable vieillesse. Je trouvais la jeunesse malheureuse d'être si impétueuse et si éloignée de cette vertu si éclairée et si tranquille. Le premier d'entre ces vieillards ouvrit le livre des lois de Minos. C'était un grand livre qu'on tenait d'ordinaire renfermé dans une cassette d'or avec des parfums. Tous ces vieillards le baisèrent avec respect; car ils disent qu'après les dieux, de qui les bonnes lois viennent, rien ne doit être si sacré aux hommes que les lois destinées à les rendre bons, sages et heureux. Ceux qui ont dans leurs mains les lois pour gouverner les peuples doivent toujours se laisser gouverner eux-mêmes par les lois. C'est la loi, et non pas l'homme, qui doit régner. Tel est le discours de ces sages. Ensuite, celui qui présidait proposa trois questions, qui devaient être décidées par les maximes de Minos. La première question est de savoir qui est le plus libre de tous les hommes. Les uns répondirent que c'était un roi qui avait sur son peuple un empire absolu et qui était victorieux de tous ses ennemis. D'autres soutinrent que c'était un homme si riche, qu'il pouvait contenter tous ses désirs. D'autres dirent que c'était un homme qui ne se mariait point, et qui voyageait pendant toute sa vie en divers pays, sans être jamais assujetti aux lois d'aucune nation. D'autres s'imaginèrent que c'était un Barbare, qui, vivant de sa chasse au milieu des bois, était indépendant de toute police et de tout besoin. D'autres crurent que c'était un homme nouvellement affranchi, parce qu'en sortant des rigueurs de la servitude il jouissait plus qu'aucun autre des douceurs de la liberté. D'autres enfin s'avisèrent de dire que c'était un homme mourant, parce que la mort le délivrait de tout et que tous les hommes ensemble n'avaient plus aucun pouvoir sur lui. Quand mon rang fut venu, je n'eus pas de peine à répondre, parce que je n'avais pas oublié ce que Mentor m'avait dit souvent. "Le plus libre de tous les hommes - répondis-je - est celui qui peut être libre dans l'esclavage même. En quelque pays et en quelque condition qu'on soit, on est très libre, pourvu qu'on craigne les dieux et qu'on ne craigne qu'eux. En un mot, l'homme véritablement libre est celui qui, dégagé de toute crainte et de tout désir, n'est soumis qu'aux dieux et à sa raison." Les vieillards s'entre-regardèrent en souriant et furent surpris de voir que ma réponse fût précisément celle de Minos. Ensuite on proposa la seconde question en ces termes "Quel est le plus malheureux de tous les hommes?" Chacun disait ce qui lui venait dans l'esprit. L'un disait "C'est un homme qui n'a ni biens, ni santé, ni honneur." Un autre disait "C'est un homme qui n'a aucun ami." D'autres soutenaient que c'est un homme qui a des enfants ingrats et indignes de lui. Il vint un sage de l'Ãle de Lesbos, qui dit "Le plus malheureux de tous les hommes est celui qui croit l'être; car le malheur dépend moins des choses qu'on souffre que de l'impatience avec laquelle on augmente son malheur!" A ces mots, toute l'assemblée se récria; on applaudit, et chacun crut que ce sage Lesbien remporterait le prix sur cette question. Mais on me demanda ma pensée, et je répondis, suivant les maximes de Mentor "Le plus malheureux de tous les hommes est un roi qui croit être heureux en rendant les autres hommes misérables. Il est doublement malheureux par son aveuglement; ne connaissant pas son malheur, il ne peut s'en guérir; il craint même de le connaÃtre. La vérité ne peut percer la foule des flatteurs pour aller jusqu'à lui. Il est tyrannisé par ses passions; il ne connaÃt point ses devoirs; il n'a jamais goûté le plaisir de faire le bien, ni senti les charmes de la pure vertu. Il est malheureux et digne de l'être son malheur augmente tous les jours; il court à sa perte, et les dieux se préparent à le confondre par une punition éternelle." Toute l'assemblée avoua que j'avais vaincu le sage Lesbien, et les vieillards déclarèrent que j'avais rencontré le vrai sens de Minos. Pour la troisième question, on demanda lequel des deux est préférable d'un côté, un roi conquérant et invincible dans la guerre; de l'autre, un roi sans expérience de la guerre, mais propre à policer sagement les peuples dans la paix. La plupart répondirent que le roi invincible dans la guerre était préférable. "A quoi sert - disaient-ils - d'avoir un roi qui sache bien gouverner en paix, s'il ne sait pas défendre le pays quand la guerre vient? Les ennemis le vaincront et réduiront son peuple en servitude." D'autres soutenaient, au contraire, que le roi pacifique serait meilleur, parce qu'il craindrait la guerre et l'éviterait par ses soins. D'autres disaient qu'un roi conquérant travaillerait à la gloire de son peuple aussi bien qu'à la sienne et qu'il rendrait ses sujets maÃtres des autres nations, au lieu qu'un roi pacifique les tiendrait dans une honteuse lâcheté. On voulut savoir mon sentiment. Je répondis ainsi "Un roi qui ne sait gouverner que dans la paix ou dans la guerre, et qui n'est pas capable de conduire son peuple dans ces deux états, n'est qu'à demi roi. Mais si vous comparez un roi qui ne sait que la guerre à un roi sage, qui, sans savoir la guerre, est capable de la soutenir dans le besoin par ses généraux, je le trouve préférable à l'autre. Un roi entièrement tourné à la guerre voudrait toujours la faire. Pour étendre sa domination et sa gloire propre il ruinerait ses peuples. A quoi sert-il à un peuple que son roi subjugue d'autres nations, si on est malheureux sous son règne? D'ailleurs les longues guerres entraÃnent toujours après elles beaucoup de désordres les victorieux mêmes se dérèglent pendant ces temps de confusion. Voyez ce qu'il en coûte à la Grèce pour avoir triomphé de Troie elle a été privée de ses rois pendant plus de dix ans. Lorsque tout est en feu par la guerre, les lois, l'agriculture, les arts languissent. Les meilleurs princes mêmes, pendant qu'ils ont une guerre à soutenir, sont contraints de faire le plus grand des maux, qui est de tolérer la licence et de se servir des méchants combien y a-t-il de scélérats qu'on punirait pendant la paix, et dont on a besoin de récompenser l'audace dans les désordres de la guerre! Jamais aucun peuple n'a eu un roi conquérant, sans avoir beaucoup à souffrir de son ambition. Un conquérant, enivré de sa gloire, ruine presque autant sa nation victorieuse que les nations vaincues. Un prince qui n'a point les qualités nécessaires pour la paix ne peut faire goûter à ses sujets les fruits d'une guerre heureusement finie il est comme un homme qui défendrait son champ contre son voisin et qui usurperait celui du voisin même, mais qui ne saurait ni labourer ni semer pour recueillir aucune moisson. Un tel homme semble né pour détruire, pour ravager, pour renverser le monde, et non pour rendre un peuple heureux par un sage gouvernement. Venons maintenant au roi pacifique. Il est vrai qu'il n'est pas propre à de grandes conquêtes, c'est-à -dire qu'il n'est pas né pour troubler le bonheur de son peuple en voulant vaincre les autres peuples que la justice ne lui a pas soumis mais, s'il est véritablement propre à gouverner en paix, il a toutes les qualités nécessaires pour mettre son peuple en sûreté contre ses ennemis. Voici comment il est juste, modéré et commode à l'égard de ses voisins; il n'entreprend jamais contre eux aucun dessein qui puisse troubler sa paix; il est fidèle dans ses alliances. Ses alliés l'aiment, ne le craignent point et ont une entière confiance en lui. S'il y a quelque voisin inquiet, hautain et ambitieux, tous les autres rois voisins, qui craignent ce voisin inquiet et qui n'ont aucune jalousie du roi pacifique, se joignent à ce bon roi pour l'empêcher d'être opprimé. Sa probité, sa bonne foi, sa modération le rendent l'arbitre de tous les Etats qui environnent le sien. Pendant que le roi entreprenant est odieux à tous les autres et sans cesse exposé à leurs ligues, celui-ci a la gloire d'être comme le père et le tuteur de tous les autres rois. Voilà les avantages qu'il a au-dehors. Ceux dont il jouit au-dedans sont encore plus solides. Puisqu'il est propre à gouverner en paix, je dois supposer qu'il gouverne par les plus sages lois. Il retranche le faste, la mollesse et tous les arts qui ne servent qu'à flatter les vices; il fait fleurir les autres arts, qui sont utiles aux véritables besoins de la vie surtout il applique ses sujets à l'agriculture. Par là , il les met dans l'abondance des choses nécessaires. Ce peuple laborieux, simple dans ses moeurs, accoutumé à vivre de peu, gagnant facilement sa vie par la culture de ses terres, se multiplie à l'infini. Voilà dans ce royaume un peuple innombrable, mais un peuple sain, vigoureux, robuste, qui n'est point amolli par les voluptés, qui est exercé à la vertu, qui n'est point attaché aux douceurs d'une vie lâche et délicieuse, qui sait mépriser la mort, qui aimerait mieux mourir que de perdre cette liberté, qu'il goûte sous un sage roi appliqué à ne régner que pour faire régner la raison. Qu'un conquérant voisin attaque ce peuple, il ne le trouvera peut-être pas assez accoutumé à camper, à se ranger en bataille, ou à dresser des machines pour assiéger une ville; mais il le trouvera invincible par sa multitude, par son courage, par sa patience dans les fatigues, par son habitude de souffrir la pauvreté, par sa vigueur dans les combats, et par une vertu que les mauvais succès mêmes ne peuvent abattre. D'ailleurs, si le roi n'est point assez expérimenté pour commander lui-même ses armées, il les fera commander par des gens qui en seront capables, et il saura s'en servir sans perdre son autorité. Cependant il tirera du secours de ses alliés; ses sujets aimeront mieux mourir que de passer sous la domination d'un autre roi violent et injuste; les dieux mêmes combattront pour lui. Voyez quelles ressources il aura au milieu des plus grands périls. Je conclus donc que le roi pacifique qui ignore la guerre est un roi très imparfait, puisqu'il ne sait point remplir une de ses plus grandes fonctions, qui est de vaincre ses ennemis; mais j'ajoute qu'il est néanmoins infiniment supérieur au roi conquérant qui manque des qualités nécessaires dans la paix et qui n'est propre qu'à la guerre." J'aperçus dans l'assemblée beaucoup de gens qui ne pouvaient goûter cet avis; car la plupart des hommes, éblouis par les choses éclatantes, comme les victoires et les conquêtes, les préfèrent à ce qui est simple, tranquille et solide, comme la paix et la bonne police des peuples. Mais tous les vieillards déclarèrent que j'avais parlé comme Minos. Le premier de ces vieillards s'écria "Je vois l'accomplissement d'un oracle d'Apollon, connu dans toute notre Ãle. Minos avait consulté le dieu, pour savoir combien de temps sa race régnerait, suivant les lois qu'il venait d'établir. Le dieu lui répondit "Les tiens cesseront de régner quand un étranger entrera dans ton Ãle pour y faire régner tes lois." Nous avions craint que quelque étranger viendrait faire la conquête de l'Ãle de Crète; mais le malheur d'Idoménée et la sagesse du fils d'Ulysse, qui entend mieux que nul autre mortel les lois de Minos, nous montrent le sens de l'oracle. Que tardons-nous à couronner celui que les destins nous donnent pour roi?" Aussitôt les vieillards sortent de l'enceinte du bois sacré; et le premier, me prenant par la main, annonce au peuple déjà impatient, dans l'attente d'une décision, que j'avais remporté le prix. A peine acheva-t-il de parler, qu'on entendit un bruit confus de toute l'assemblée. Chacun pousse des cris de joie. Tout le rivage et toutes les montagnes voisines retentissent de ce cri "Que le fils d'Ulysse, semblable à Minos, règne sur les Crétois!" J'attendis un moment, et je faisais signe de la main pour demander qu'on m'écoutât. Cependant Mentor me disait à l'oreille "Renoncez-vous à votre patrie? L'ambition de régner vous fera-t-elle oublier Pénélope, qui vous attend comme sa dernière espérance, et le grand Ulysse, que les dieux avaient résolu de vous rendre?" Ces paroles percèrent mon coeur et me soutinrent contre le vain désir de régner. Cependant un profond silence de toute cette tumultueuse assemblée me donna le moyen de parler ainsi "O illustres Crétois, je ne mérite point de vous commander. L'oracle qu'on vient de rapporter marque bien que la race de Minos cessera de régner quand un étranger entrera dans cette Ãle et y fera régner les lois de ce sage roi; mais il n'est pas dit que cet étranger régnera. Je veux croire que je suis cet étranger marqué par l'oracle. J'ai accompli la prédiction; je suis venu dans cette Ãle; j'ai découvert le vrai sens des lois, et je souhaite que mon explication serve à les faire régner avec l'homme que vous choisirez. Pour moi, je préfère ma patrie, la pauvre, la petite Ãle d'Ithaque, aux cent villes de Crète, à la gloire et à l'opulence de ce beau royaume. Souffrez que je suive ce que les destins ont marqué. Si j'ai combattu dans vos jeux, ce n'était pas dans l'espérance de régner ici; c'était pour mériter votre estime et votre compassion; c'était afin que vous me donnassiez les moyens de retourner promptement au lieu de ma naissance. J'aime mieux obéir à mon père Ulysse et consoler ma mère Pénélope que régner sur tous les peuples de l'univers. O Crétois, vous voyez le fond de mon coeur il faut que je vous quitte; mais la mort seule pourra finir ma reconnaissance. Oui, jusqu'au dernier soupir, Télémaque aimera les Crétois et s'intéressera à leur gloire comme à la sienne propre." A peine eus-je parlé qu'il s'éleva un bruit sourd, semblable à celui des vagues de la mer qui s'entrechoquent dans une tempête. Les uns disaient "Est-ce quelque divinité sous une figure humaine?" D'autres soutenaient qu'ils m'avaient vu en d'autres pays et qu'ils me reconnaissaient. D'autres s'écriaient "il faut le contraindre de régner ici." Enfin, je repris la parole, et chacun se hâta de se taire, ne sachant si je n'allais point accepter ce que j'avais refusé d'abord. Voici les paroles que je leur dis "Souffrez, ô Crétois, que je vous dise ce que je pense; Vous êtes le plus sage de tous les peuples; mais la sagesse demande, ce me semble, une précaution qui vous échappe. Vous devez choisir, non pas l'homme qui raisonne le mieux sur les lois, mais celui qui les pratique avec la plus constante vertu. Pour moi, je suis jeune, par conséquent sans expérience, exposé à la violence des passions, et plus en état de m'instruire en obéissant, pour commander un jour, que de commander maintenant. Ne cherchez donc pas un homme qui ait vaincu les autres dans ces jeux d'esprit et de corps, mais qui se soit vaincu lui-même; cherchez un homme qui ait vos lois écrites dans le fond de son coeur et dont toute la vie soit la pratique de ces lois; que ses actions, plutôt que ses paroles, vous le fassent choisir." Tous les vieillards, charmés de ce discours et voyant toujours croÃtre les applaudissements de l'assemblée, me dirent "Puisque les dieux nous ôtent l'espérance de vous voir régner au milieu de nous, du moins aidez-nous à trouver un roi qui fasse régner nos lois. Connaissez-vous quelqu'un qui puisse commander avec cette modération?" "Je connais - leur dis-je d'abord - un homme de qui je tiens tout ce que vous avez estimé en moi c'est sa sagesse, et non pas la mienne, qui vient de parler et il m'a inspiré toutes les réponses que vous venez d'entendre." En même temps toute l'assemblée jeta les yeux sur Mentor, que je montrais, le tenant par la main. Je racontais les soins qu'il avait eus de mon enfance, les périls dont il m'avait délivré, les malheurs qui étaient venus fondre sur moi dès que j'avais cessé de suivre ses conseils. D'abord on ne l'avait point regardé, à cause de ses habits simples et négligés, de sa contenance modeste, de son silence presque continuel, de son air froid et réservé. Mais, quand on s'appliqua à le regarder, on découvrit dans son visage je ne sais quoi de ferme et d'élevé; on remarqua la vivacité de ses yeux et la vigueur avec laquelle il faisait jusqu'aux moindres actions. On le questionna; il fut admiré on résolut de le faire roi. Il s'en défendit sans s'émouvoir il dit qu'il préférait les douceurs d'une vie privée à l'éclat de la royauté; que les meilleurs rois étaient malheureux en ce qu'ils ne faisaient presque jamais les biens qu'ils voulaient faire et qu'ils faisaient souvent, par la surprise des flatteurs, les maux qu'ils ne voulaient pas. Il ajouta que, si la servitude est misérable, la royauté ne l'est pas moins, puisqu'elle est une servitude déguisée. "Quand on est roi - disait-il - on dépend de tous ceux dont on a besoin pour se faire obéir. Heureux celui qui n'est point obligé de commander! Nous ne devons qu'à notre seule patrie, quand elle nous confie l'autorité, le sacrifice de notre liberté pour travailler au bien public." Alors les Crétois, ne pouvant revenir de leur surprise, lui demandèrent quel homme ils devaient choisir. "Un homme - répondit-il - qui vous connaisse bien, puisqu'il faudra qu'il vous gouverne, et qui craigne de vous gouverner. Celui qui désire la royauté ne la connaÃt pas; et comment en remplira-t-il les devoirs, ne les connaissant point? Il la cherche pour lui, et vous devez désirer un homme qui ne l'accepte que pour l'amour de vous." Tous les Crétois furent dans un étrange étonnement de voir deux étrangers qui refusaient la royauté, recherchée par tant d'autres, ils voulurent savoir avec qui ils étaient venus. Nausicrate, qui les avait conduits depuis le port jusques au cirque où l'on célébrait les jeux, leur montra HasaÃl, avec lequel Mentor et moi nous étions venus de l'Ãle de Chypre. Mais leur étonnement fut encore bien plus grand, quand ils surent que Mentor avait été esclave d'HasaÃl; qu'HasaÃl, touché de la sagesse et de la vertu de son esclave, en avait fait son conseil et son meilleur ami; que cet esclave mis en liberté était le même qui venait de refuser d'être roi, et qu'HasaÃl était venu de Damas en Syrie pour s'instruire des lois de Minos, tant l'amour de la sagesse remplissait son coeur. Les vieillards dirent à HasaÃl "Nous n'osons vous prier de nous gouverner, car nous jugeons que vous avez les mêmes pensées que Mentor. Vous méprisez trop les hommes pour vouloir vous charger de les conduire; d'ailleurs vous êtes trop détaché des richesses et de l'éclat de la royauté pour vouloir acheter cet éclat par les peines attachées au gouvernement des peuples." HasaÃl répondit "Ne croyez pas, ô Crétois, que je méprise les hommes. Non, non je sais combien il est grand de travailler à les rendre bons et heureux; mais ce travail est rempli de peines et de dangers. L'éclat qui y est attaché est faux et ne peut éblouir que des âmes vaines. La vie est courte; les grandeurs irritent plus les passions qu'elles ne peuvent les contenter c'est pour apprendre à me passer de ces faux biens, et non pas pour y parvenir, que je suis venu de si loin. Adieu je ne songe qu'à retourner dans une vie paisible et retirée, où la sagesse nourrisse mon coeur et où les espérances qu'on tire de la vertu pour une autre meilleure vie après la mort me consolent dans les chagrins de la vieillesse. Si j'avais quelque chose à souhaiter, ce ne serait pas d'être roi, ce serait de ne me séparer jamais de ces deux hommes que vous voyez." Enfin les Crétois s'écrièrent, parlant à Mentor "Dites-nous, ô le plus sage et le plus grand de tous les mortels, dites-nous donc qui est-ce que nous pouvons choisir pour notre roi nous ne vous laisserons point aller, que vous ne nous ayez appris le choix que nous devons faire." Il leur répondit "Pendant que j'étais dans la foule des spectateurs, j'ai remarqué un homme qui ne témoignait aucun empressement c'est un vieillard assez vigoureux. J'ai demandé quel homme c'était on m'a répondu qu'il s'appelait Aristodème. Ensuite j'ai entendu qu'on lui disait que ses deux enfants étaient au nombre de ceux qui combattaient; il a paru n'en avoir aucune joie; il a dit que, pour l'un, il ne lui souhaitait point les périls de la royauté, et qu'il aimait trop la patrie pour consentir que l'autre régnât jamais. Par là j'ai compris que ce père aimait d'un amour raisonnable l'un de ses enfants, qui a de la vertu, et qu'il ne flattait point l'autre dans ses dérèglements. Ma curiosité augmentant, j'ai demandé quelle a été la vie de ce vieillard. Un de vos citoyens m'a répondu "Il a longtemps porté les armes et il est couvert de blessures; mais sa vertu sincère et ennemie de la flatterie l'avait rendu incommode à Idoménée. C'est ce qui empêcha ce roi de s'en servir dans le siège de Troie il craignit un homme qui lui donnerait de sages conseils, qu'il ne pourrait se résoudre à suivre. Il fut même jaloux de la gloire que cet homme ne manquerait pas d'acquérir bientôt il oublia tous ses services; il le laissa ici pauvre, méprisé des hommes grossiers et lâches qui n'estiment que les richesses, mais content dans sa pauvreté. Il vit gaiement dans un endroit écarté de l'Ãle, où il cultive son champ de ses propres mains. Un de ses fils travaille avec lui; ils s'aiment tendrement; ils sont heureux. Par leur frugalité et par leur travail, ils se sont mis dans l'abondance des choses nécessaires à une vie simple. Le sage vieillard donne aux pauvres malades de son voisinage tout ce qui lui reste au-delà de ses besoins et de ceux de son fils. Il fait travailler tous les jeunes gens; il les exhorte, il les instruit; il juge tous les différends de son voisinage il est le père de toutes les familles. Le malheur de la sienne est d'avoir un second fils qui n'a voulu suivre aucun de ses conseils. Le père, après l'avoir longtemps souffert pour tâcher de le corriger de ses vices, l'a enfin chassé il s'est abandonné à une folle ambition et à tous les plaisirs." Voilà , ô Crétois, ce qu'on m'a raconté vous devez savoir si ce récit est véritable. Mais si cet homme est tel qu'on le dépeint, pourquoi faire des jeux? Pourquoi assembler tant d'inconnus? Vous avez au milieu de vous un homme qui vous connaÃt et que vous connaissez, qui sait la guerre, qui a montré son courage non seulement contre les flèches et contre les dards, mais contre l'affreuse pauvreté, qui a méprisé les richesses acquises par la flatterie, qui aime le travail, qui sait combien l'agriculture est utile à un peuple, qui déteste le faste, qui ne se laisse point amollir par un amour aveugle de ses enfants, qui aime la vertu de l'un et qui condamne le vice de l'autre, en un mot, un homme qui est déjà le père du peuple voilà votre roi, s'il est vrai que vous désiriez de faire régner chez vous les lois du sage Minos." Tout le peuple s'écria "Il est vrai, Aristodème est tel que vous le dites; c'est lui qui est digne de régner." Les vieillards le firent appeler on le chercha dans la foule, où il était confondu avec les derniers du peuple. Il parut tranquille. On lui déclara qu'on le faisait roi. Il répondit "Je n'y puis consentir qu'à trois conditions la première, que je quitterai la royauté dans deux ans, si je ne vous rends meilleurs que vous n'êtes et si vous résistez aux lois; la seconde, que je serai libre de continuer une vie simple et frugale; la troisième, que mes enfants n'auront aucun rang et qu'après ma mort on les traitera sans distinction, selon leur mérite, comme le reste des citoyens." A ces paroles, il s'éleva dans l'air mille cris de joie. Le diadème fut mis par le chef des vieillards, gardes des lois, sur la tête d'Aristodème. On fit des sacrifices à Jupiter et aux autres grands dieux. Aristodème nous fit des présents, non pas avec la magnificence ordinaire aux rois, mais avec une noble simplicité. Il donna à HasaÃl les lois de Minos écrites de la main de Minos même; il lui donna aussi un recueil de toute l'histoire de Crète, depuis Saturne et l'âge d'or; il fit mettre dans son vaisseau des fruits de toutes les espèces qui sont bonnes en Crète et inconnues dans la Syrie, et lui offrit tous les secours dont il pourrait avoir besoin. Comme nous pressions notre départ, il nous fit préparer un vaisseau avec un grand nombre de bons rameurs et d'hommes armés; il y fit mettre des habits pour nous et des provisions. A l'instant même il s'éleva un vent favorable pour aller à Ithaque ce vent, qui était contraire à HasaÃl, le contraignit d'attendre. Il nous vit partir; il nous embrassa comme des amis qu'il ne devait jamais revoir. "Les dieux sont justes - disait-il - ils voient une amitié qui n'est fondée que sur la vertu un jour ils nous réuniront, et ces champs fortunés, où l'on dit que les justes jouissent après la mort d'une paix éternelle, verront nos âmes se rejoindre pour ne se séparer jamais. O si mes cendres pouvaient aussi être recueillies avec les vôtres!" En prononçant ces mots, il versait des torrents de larmes, et les soupirs étouffaient sa voix. Nous ne pleurions pas moins que lui, et il nous conduisit au vaisseau. Pour Aristodème, il nous dit "C'est vous qui venez de me faire roi; souvenez-vous des dangers où vous m'avez mis. Demandez aux dieux qu'ils m'inspirent la vraie sagesse et que je surpasse autant en modération les autres hommes que je les surpasse en autorité. Pour moi, je les prie de vous conduire heureusement dans votre patrie, d'y confondre l'insolence de vos ennemis et de vous y faire voir en paix Ulysse régnant avec sa chère Pénélope. Télémaque, je vous donne un bon vaisseau plein de rameurs et d'hommes armés; ils pourront vous servir contre ces hommes injustes qui persécutent votre mère. O Mentor, votre sagesse, qui n'a besoin de rien, ne me laisse rien à désirer pour vous. Allez tous deux, vivez heureux ensemble; souvenez-vous d'Aristodème, et, si jamais les Ithaciens ont besoin des Crétois, comptez sur moi jusqu'au dernier soupir de ma vie." il nous embrassa, et nous ne pûmes, en le remerciant, retenir nos larmes. Cependant le vent qui enflait nos voiles nous promettait une douce navigation. Déjà le mont Ida n'était plus à nos yeux que comme une colline; tous les rivages disparaissaient; les côtes du Péloponnèse semblaient s'avancer dans la mer pour venir au-devant de nous. Tout à coup une noire tempête enveloppa le ciel et irrita toutes les ondes de la mer. Le jour se changea en nuit, et la mort se présenta à nous. O Neptune, c'est vous qui excitâtes, par votre superbe trident, toutes les eaux de votre empire! Vénus, pour se venger de ce que nous l'avions méprisée jusque dans son temple de Cythère, alla trouver ce dieu; elle lui parla avec douleur; ses beaux yeux étaient baignés de larmes du moins, c'est ainsi que Mentor, instruit des choses divines, me l'a assuré. "Souffrirez-vous, Neptune - disait-elle - que ces impies se jouent impunément de ma puissance? Les dieux mêmes la sentent, et ces téméraires mortels ont osé condamner tout ce qui se fait dans mon Ãle. Ils se piquent d'une sagesse à toute épreuve, et ils traitent l'amour de folie. Avez-vous oublié que je suis née dans votre empire? Que tardez-vous à ensevelir dans vos profonds abÃmes ces deux hommes que je ne puis souffrir?" A peine avait-elle parlé, que Neptune souleva les flots jusqu'au ciel, et Vénus rit, croyant notre naufrage inévitable. Notre pilote, troublé, s'écria qu'il ne pouvait plus résister aux vents qui nous poussaient avec violence vers des rochers un coup de vent rompit notre mât; et, un moment après, nous entendÃmes les pointes des rochers qui entrouvraient le fond du navire. L'eau entre de tous côtés; le navire s'enfonce; tous nos rameurs poussent de lamentables cris vers le ciel. J'embrasse Mentor, et je lui dis "Voici la mort; il faut la recevoir avec courage. Les dieux ne nous ont délivrés de tant de périls que pour nous faire périr aujourd'hui. Mourons, Mentor, mourons. C'est une consolation pour moi de mourir avec vous; il serait inutile de disputer notre vie contre la tempête." Mentor me répondit "Le vrai courage trouve toujours quelque ressource. Ce n'est pas assez d'être prêt à recevoir tranquillement la mort il faut, sans la craindre, faire tous ses efforts pour la repousser. Prenons, vous et moi, un de ces grands bancs de rameurs. Tandis que cette multitude d'hommes timides et troublés regrette la vie sans chercher les moyens de la conserver, ne perdons pas un moment pour sauver la nôtre." Aussitôt il prend une hache, il achève de couper le mât qui était déjà rompu et qui, penchant dans la mer, avait mis le vaisseau sur le côté; il jette le mât hors du vaisseau et s'élance dessus au milieu des ondes furieuses; il m'appelle par mon nom et m'encourage pour le suivre. Tel qu'un grand arbre que tous les vents conjurés attaquent et qui demeure immobile sur ses profondes racines, en sorte que la tempête ne fait qu'agiter ses feuilles, de même Mentor, non seulement ferme et courageux, mais doux et tranquille, semblait commander aux vents et à la mer. Je le suis et qui aurait pu ne le pas suivre, étant encouragé par lui? Nous nous conduisions nous-mêmes sur ce mât flottant. C'était un grand secours pour nous, car nous pouvions nous asseoir dessus, et s'il eût fallu nager sans relâche, nos forces eussent été bientôt épuisées. Mais souvent la tempête faisait tourner cette grande pièce de bois, et nous nous trouvions enfoncés dans la mer alors nous buvions l'onde amère, qui coulait de notre bouche, de nos narines et de nos oreilles; nous étions contraints de disputer contre les flots pour rattraper le dessus de ce mât. Quelquefois aussi une vague haute comme une montagne venait passer sur nous, et nous nous tenions fermes, de peur que, dans cette violente secousse, le mât, qui était notre unique espérance, ne nous échappât. Pendant que nous étions dans cet état affreux, Mentor, aussi paisible qu'il l'est maintenant sur ce siège de gazon, me disait "Croyez-vous, Télémaque, que votre vie soit abandonnée aux vents et aux flots? Croyez-vous qu'ils puissent vous faire périr sans l'ordre des dieux? Non non; les dieux décident de tout. C'est donc les dieux, et non pas la mer, qu'il faut craindre. Fussiez-vous au fond des abÃmes, la main de Jupiter pourrait vous en tirer. Fussiez-vous dans l'Olympe, voyant les astres sous vos pieds, Jupiter pourrait vous plonger au fond de l'abÃme ou vous précipiter dans les flammes du noir Tartare." J'écoutais et j'admirais ce discours, qui me consolait un peu; mais je n'avais pas l'esprit assez libre pour lui répondre. Il ne me voyait point; je ne pouvais le voir. Nous passâmes toute la nuit, tremblants de froid et demi-morts, sans savoir où la tempête nous jetait. Enfin les vents commencèrent à s'apaiser, et la mer mugissante ressemblait à une personne qui, ayant été longtemps irritée, n'a plus qu'un reste de trouble et d'émotion, étant lasse de se mettre en fureur; elle grondait sourdement, et ses flots n'étaient presque plus que comme les sillons qu'on trouve dans un champ labouré. Cependant l'Aurore vint ouvrir au Soleil les portes du ciel et nous annonça un beau jour. L'orient était tout en feu, et les étoiles, qui avaient été si longtemps cachées, reparurent et s'enfuirent à l'arrivée de Phébus. Nous aperçûmes de loin la terre, et le vent nous en approchait alors je sentis l'espérance renaÃtre dans mon coeur. Mais nous n'aperçûmes aucun de nos compagnons selon les apparences, ils perdirent courage et la tempête les submergea tous avec le vaisseau. Quand nous fûmes auprès de la terre, la mer nous poussait contre des pointes de rochers qui nous eussent brisés; mais nous tâchions de leur présenter le bout de notre mât, et Mentor faisait de ce mât ce qu'un sage pilote fait du meilleur gouvernail. Ainsi nous évitâmes ces rochers affreux et nous trouvâmes enfin une côte douce et unie où, nageant sans peine, nous abordâmes sur le sable. C'est là que vous nous vÃtes, ô grande déesse qui habitez cette Ãle; c'est là que vous daignâtes nous recevoir." Sixième livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Calypso, ravie d'admiration par le récit de Télémaque, conçoit pour lui une violente passion, et met tout en oeuvre pour exciter en lui le même sentiment. Elle est puissamment secondée par Vénus, qui amène Cupidon dans l'Ãle avec ordre de percer de ses flèches le coeur de Télémaque. Celui-ci, déjà blessé sans le savoir, souhaite, sous divers prétextes de demeurer dans l'Ãle, malgré les sages remontrances de Mentor. Bientôt il sent pour la nymphe Eucharis une folle passion, qui excite la jalousie et la colère de Calypso. Elle jure par le Styx, que Télémaque sortira de son Ãle, et presse Mentor de construire un vaisseau pour le reconduire à Ithaque. Tandis que Mentor entraÃne Télémaque vers le rivage pour s'embarquer, Cupidon va consoler Calypso, et oblige les nymphes à brûler le vaisseau. A la vue des flammes, Télémaque ressent une joie secrète; mais le sage Mentor, qui s'en aperçoit, le précipite dans la mer, et s'y jette avec lui, pour gagner à la nage un autre vaisseau alors arrêté auprès de l'Ãle de Calypso. Quand Télémaque eut achevé ce discours, toutes les nymphes, qui avaient été immobiles, les yeux attachés sur lui, se regardèrent les unes les autres. Elles se disaient avec étonnement "Quels sont donc ces deux hommes si chéris des dieux? A-t-on jamais ouï parler d'aventures si merveilleuses? Le fils d'Ulysse le surpasse déjà en éloquence, en sagesse et en valeur. Quelle mine! Quelle beauté! Quelle douceur! Quelle modestie! Mais quelle noblesse et quelle grandeur! Si nous ne savions qu'il est le fils d'un mortel, on le prendrait aisément pour Bacchus, pour Mercure, ou même pour le grand Apollon. Mais quel est ce Mentor, qui paraÃt un homme simple, obscur et d'une médiocre condition? Quand on le regarde de près, on trouve en lui je ne sais quoi au-dessus de l'homme." Calypso écoutait ces discours avec un trouble qu'elle ne pouvait cacher ses yeux errants allaient sans cesse de Mentor à Télémaque, et de Télémaque à Mentor. Quelquefois elle voulait que Télémaque recommençât cette longue histoire de ses aventures; puis tout à coup elle s'interrompait elle-même. Enfin, se levant brusquement, elle mena Télémaque seul dans un bois de myrte, où elle n'oublia rien pour savoir de Mentor n'était point une divinité cachée sous la forme d'un homme. Télémaque ne pouvait le lui dire; car Minerve, en l'accompagnant sous la figure de Mentor, ne s'était point découverte à lui à cause de sa grande jeunesse. Elle ne se fiait pas encore assez à son secret pour lui confier ses desseins. D'ailleurs elle voulait l'éprouver par les plus grands dangers, et s'il eût su que Minerve était avec lui, un tel secours l'eût trop soutenu il n'aurait eu aucune peine à mépriser les accidents les plus affreux. Il prenait donc Minerve pour Mentor, et tous les artifices de Calypso furent inutiles pour découvrir ce qu'elle désirait savoir. Cependant toutes les nymphes, assemblées autour de Mentor, prenaient plaisir à le questionner. L'une lui demandait les circonstances de son voyage d'Ethiopie; l'autre voulait savoir ce qu'il avait vu à Damas; une autre lui demandait s'il avait connu autrefois Ulysse avant le siège de Troie. Il répondait à toutes avec douceur, et ses paroles, quoique simples, étaient pleines de grâces. Calypso ne les laissa pas longtemps dans cette conversation elle revint, et pendant que ses nymphes se mirent à cueillir des fleurs en chantant pour amuser Télémaque, elle prit à l'écart Mentor pour le faire parler. La douce vapeur du sommeil ne coule pas plus doucement dans les yeux appesantis et dans tous les membres fatigués d'un homme abattu que les paroles flatteuses de la déesse s'insinuaient pour enchanter le coeur de Mentor; mais elle sentait toujours je ne sais quoi qui repoussait tous ses efforts et qui se jouait de ses charmes. Semblable à un rocher escarpé qui cache son front dans les nues et qui se joue de la rage des vents, Mentor, immobile dans ses sages desseins, se laissait presser par Calypso. Quelquefois même il lui laissait espérer qu'elle l'embarrasserait par ses questions et qu'elle tirerait la vérité du fond de son coeur. Mais, au moment où elle croyait satisfaire sa curiosité, ses espérances s'évanouissaient tout ce qu'elle s'imaginait tenir lui échappait tout à coup, et une réponse courte de Mentor la replongeait dans ses incertitudes. Elle passait ainsi les journées, tantôt flattant Télémaque, tantôt cherchant les moyens de le détacher de Mentor, qu'elle n'espérait plus faire parler. Elle employait ses plus belles nymphes à faire naÃtre les feux de l'amour dans le coeur du jeune Télémaque, et une divinité plus puissante qu'elle vint à son secours pour y réussir. Vénus, toujours pleine de ressentiment du mépris que Mentor et Télémaque avaient témoigné pour le culte qu'on lui rendait dans l'Ãle de Chypre, ne pouvait se consoler de voir que ces deux téméraires mortels eussent échappé aux vents et à la mer dans la tempête excitée par Neptune. Elle en fit des plaintes amères à Jupiter mais le père des dieux, souriant, sans vouloir lui découvrir que Minerve, sous la figure de Mentor, avait sauvé le fils d'Ulysse, permit à Vénus de chercher les moyens de se venger de ces deux hommes. Elle quitte l'Olympe; elle oublie les doux parfums qu'on brûle sur ses autels à Paphos, à Cythère et à Idalie; elle vole dans son char attelé de colombes; elle appelle son fils, et, la douleur répandant sur son visage de nouvelles grâces, elle parla ainsi - Vois-tu, mon fils, ces deux hommes qui méprisent ta puissance et la mienne? Qui voudra désormais nous adorer? Va, perce de tes flèches ces deux coeurs insensibles descends avec moi dans cette Ãle; je parlerai à Calypso. Elle dit, et, fendant les airs dans un nuage tout doré, elle se présenta à Calypso, qui, dans ce moment, était seule au bord d'une fontaine assez loin de sa grotte. - Malheureuse déesse - lui dit-elle - l'ingrat Ulysse vous a méprisée; son fils, encore plus dur que lui, vous prépare un semblable mépris; mais l'Amour vient lui-même pour vous venger. Je vous le laisse il demeurera parmi vos nymphes, comme autrefois l'enfant Bacchus fut nourri par les nymphes de l'Ãle de Naxos. Télémaque le verra comme un enfant ordinaire; il ne pourra s'en défier, et il sentira bientôt son pouvoir. Elle dit, et, remontant dans ce nuage doré d'où elle était sortie, elle laissa après elle une odeur d'ambroisie dont tous les bois de Calypso furent parfumés. L'Amour demeura entre les bras de Calypso. Quoique déesse, elle sentit la flamme qui coulait déjà dans son sein. Pour se soulager, elle le donna aussitôt à la nymphe qui était auprès d'elle, nommée Eucharis. Mais hélas! dans la suite, combien de fois se repentit-elle de l'avoir fait! D'abord rien ne paraissait plus innocent, plus doux, plus aimable, plus ingénu et plus gracieux que cet enfant. A le voir enjoué, flatteur, toujours riant, on aurait cru qu'il ne pouvait donner que du plaisir mais à peine s'était-on fié à ses caresses, qu'on y sentait je ne sais quoi d'empoisonné. L'enfant malin et trompeur ne caressait que pour trahir, et il ne riait jamais que des maux cruels qu'il avait faits ou qu'il voulait faire. Il n'osait approcher de Mentor, dont la sévérité l'épouvantait, et il sentait que cet inconnu était invulnérable, en sorte qu'aucune de ses flèches n'aurait pu le percer. Pour les nymphes, elles sentirent bientôt les feux que cet enfant trompeur allume; mais elles cachaient avec soin la plaie profonde qui s'envenimait dans leurs coeurs. Cependant Télémaque, voyant cet enfant qui se jouait avec les nymphes, fut surpris de sa douceur et de sa beauté. Il l'embrasse; il le prend tantôt sur ses genoux, tantôt entre ses bras; il sent en lui-même une inquiétude dont il ne peut trouver la cause. Plus il cherche à se jouer innocemment, plus il se trouble et s'amollit. - Voyez-vous ces nymphes? - disait-il à Mentor - combien sont-elles différentes de ces femmes de l'Ãle de Chypre, dont la beauté était choquante à cause de leur immodestie! Ces beautés immortelles montrent une innocence, une modestie, une simplicité qui charme. Parlant ainsi, il rougissait sans savoir pourquoi. Il ne pouvait s'empêcher de parler; mais à peine avait-il commencé, qu'il ne pouvait continuer; ses paroles étaient entrecoupées, obscures, et quelquefois elles n'avaient aucun sens. Mentor lui dit - O Télémaque, les dangers de l'Ãle de Chypre n'étaient rien, si on les compare à ceux dont vous ne vous défiez pas maintenant. Le vice grossier fait horreur; l'impudence brutale donne de l'indignation; mais la beauté modeste est bien plus dangereuse en l'aimant, on croit n'aimer que la vertu, et insensiblement on se laisse aller aux appas trompeurs d'une passion qu'on n'aperçoit que quand il n'est presque plus temps de l'éteindre. Fuyez, ô mon cher Télémaque, fuyez ces nymphes, qui ne sont si discrètes que pour vous mieux tromper; fuyez les dangers de votre jeunesse mais surtout fuyez cet enfant que vous ne connaissez pas. C'est l'Amour, que Vénus, sa mère, est venue apporter dans cette Ãle, pour se venger du mépris que vous avez témoigné pour le culte qu'on lui rend à Cythère. Il a blessé le coeur de la déesse Calypso elle est passionnée pour vous; il a brûlé toutes les nymphes qui l'environnent; vous brûlez vous-même, ô malheureux jeune homme, presque sans le savoir. Télémaque interrompait souvent Mentor, en lui disant - Pourquoi ne demeurerions-nous pas dans cette Ãle? Ulysse ne vit plus il doit être depuis longtemps enseveli dans les ondes; Pénélope, ne voyant revenir ni lui ni moi, n'aura pu résister à tant de prétendants son père Icare l'aura contrainte d'accepter un nouvel époux. Retournerai-je à Ithaque pour la voir engagée dans de nouveaux liens et manquant à la foi qu'elle avait donnée à mon père? Les Ithaciens ont oublié Ulysse. Nous ne pourrions y retourner que pour chercher une mort assurée, puisque les amants de Pénélope ont occupé toutes les avenues du port, pour mieux assurer notre perte à notre retour. Mentor répondait - Voilà l'effet d'une aveugle passion. On cherche avec subtilité toutes les raisons qui la favorisent, et on se détourne de peur de voir toutes celles qui la condamnent. On n'est plus ingénieux que pour se tromper et pour étouffer ses remords. Avez-vous oublié tout ce que les dieux ont fait pour vous ramener dans votre patrie? Comment êtes-vous sorti de la Sicile? Les malheurs que vous avez éprouvés en Egypte ne se sont-ils pas tournés tout à coup en prospérités? Quelle main inconnue vous a enlevé à tous les dangers qui menaçaient votre tête dans la ville de Tyr? Après tant de merveilles, ignorez-vous encore ce que les destinées vous ont préparé? Mais que dis-je? vous en êtes indigne. Pour moi, je pars, et je saurai bien sortir de cette Ãle. Lâche fils d'un père si sage et si généreux, menez ici une vie molle et sans honneur au milieu des femmes; faites, malgré les dieux, ce que votre père crut indigne de lui. Ces paroles de mépris percèrent Télémaque jusqu'au fond du coeur. Il se sentait attendri pour Mentor; sa douleur était mêlée de honte; il craignait l'indignation et le départ de cet homme si sage, à qui il devait tant mais une passion naissante, et qu'il ne connaissait pas lui-même, faisait qu'il n'était plus le même homme. - Quoi donc! - disait-il à Mentor, les larmes aux yeux - vous ne comptez pour rien l'immortalité qui m'est offerte par la déesse? - Je compte pour rien - répondit Mentor - tout ce qui est contre la vertu et contre les ordres des dieux. La vertu vous rappelle dans votre patrie pour revoir Ulysse et Pénélope; la vertu vous défend de vous abandonner à une folle passion. Les dieux, qui vous ont délivré de tant de périls pour vous préparer une gloire égale à celle de votre père, vous ordonnent de quitter cette Ãle. L'amour seul, ce honteux tyran, peut vous y retenir. Hé! que feriez-vous d'une vie immortelle, sans liberté, sans vertu et sans gloire? Cette vie serait encore plus malheureuse en ce qu'elle ne pourrait finir. Télémaque ne répondait à ce discours que par des soupirs. Quelquefois il aurait souhaité que Mentor l'eût arraché malgré lui de l'Ãle; quelquefois il lui tardait que Mentor fût parti, pour n'avoir plus devant ses yeux cet ami sévère qui lui reprochait sa faiblesse. Toutes ces pensées contraires agitaient tour à tour son coeur, et aucune n'y était constante son coeur était comme la mer, qui est le jouet de tous les vents contraires. Il demeurait souvent étendu et immobile sur le rivage de la mer, souvent dans le fond de quelque bois sombre, versant des larmes amères et poussant des cris semblables aux rugissements d'un lion. Il était devenu maigre; ses yeux creux étaient pleins d'un feu dévorant; à le voir pâle, abattu et défiguré, on aurait cru que ce n'était point Télémaque. Sa beauté, son enjouement, sa noble fierté s'enfuyaient loin de lui. Il périssait, tel qu'une fleur, qui, étant épanouie le matin, répandait ses doux parfums dans la campagne et se flétrit peu à peu vers le soir ses vives couleurs s'effacent; elle languit, elle se dessèche et sa belle tête se penche, ne pouvant plus se soutenir; ainsi le fils d'Ulysse était aux portes de la mort. Mentor, voyant que Télémaque ne pouvait résister à la violence de sa passion, conçut un dessein plein d'adresse pour le délivrer d'un si grand danger. Il avait remarqué que Calypso aimait éperdument Télémaque et que Télémaque n'aimait pas moins la jeune nymphe Eucharis car le cruel Amour, pour tourmenter les mortels, fait qu'on n'aime guère la personne dont on est aimé. Mentor résolut d'exciter la jalousie de Calypso. Eucharis devait emmener Télémaque dans une chasse. Mentor dit à Calypso - J'ai remarqué dans Télémaque une passion pour la chasse, que je n'avais jamais vue en lui, ce plaisir commence à le dégoûter de tout autre il n'aime plus que les forêts et les montagnes les plus sauvages. Est-ce vous, ô déesse, qui lui inspirez cette grande ardeur? Calypso sentit un dépit cruel en écoutant ces paroles, et elle ne put se retenir. - Ce Télémaque - répondit-elle - qui a méprisé tous les plaisirs de l'Ãle de Chypre, ne peut résister à la médiocre beauté d'une de mes nymphes. Comment ose-t-il se vanter d'avoir fait tant d'actions merveilleuses, lui dont le coeur s'amollit lâchement par la volupté et qui ne semble né que pour passer une vie obscure au milieu des femmes? Mentor, remarquant avec plaisir combien la jalousie troublait le coeur de Calypso, n'en dit pas davantage, de peur de la mettre en défiance de lui; il lui montrait seulement un visage triste et abattu. La déesse lui découvrait ses peines sur toutes les choses qu'elle voyait, et elle faisait sans cesse des plaintes nouvelles. Cette chasse, dont Mentor l'avait avertie, acheva de la mettre en fureur. Elle sut que Télémaque n'avait cherché qu'à se dérober aux autres nymphes pour parler à Eucharis. On proposait même déjà une seconde chasse, où elle prévoyait qu'il ferait comme dans la première. Pour rompre les mesures de Télémaque, elle déclara qu'elle en voulait être. Puis, tout à coup, ne pouvant plus modérer son ressentiment, elle lui parla ainsi - Est-ce donc ainsi, ô jeune téméraire, que tu es venu dans mon Ãle pour échapper au juste naufrage que Neptune te préparait et à la vengeance des dieux? N'es-tu entré dans cette Ãle, qui n'est ouverte à aucun mortel, que pour mépriser ma puissance et l'amour que je t'ai témoigné? O divinités de l'Olympe et du Styx, écoutez une malheureuse déesse hâtez-vous de confondre ce perfide, cet ingrat, cet impie. Puisque tu es encore plus dur et plus injuste que ton père, puisses-tu souffrir des maux encore plus longs et plus cruels que les siens! Non, non, que jamais tu ne revoies ta patrie, cette pauvre et misérable Ithaque, que tu n'as point eu honte de préférer à l'immortalité! Ou plutôt que tu périsses, en la voyant de loin, au milieu de la mer; et que ton corps, devenu le jouet des flots, soit rejeté, sans espérance de sépulture, sur le sable de ce rivage! Que mes yeux le voient mangé par les vautours! Celle que tu aimes le verra aussi elle le verra; elle en aura le coeur déchiré, et son désespoir fera mon bonheur! En parlant ainsi, Calypso avait les yeux rouges et enflammés ses regards ne s'arrêtaient jamais en aucun endroit; ils avaient je ne sais quoi de sombre et de farouche. Ses joues tremblantes étaient couvertes de taches noires et livides; elle changeait à chaque moment de couleur. Souvent une pâleur mortelle se répandait sur tout son visage; ses larmes ne coulaient plus, comme autrefois, avec abondance la rage et le désespoir semblaient en avoir tari la source, et à peine en coulait-il quelqu'une sur ses joues. Sa voix était rauque, tremblante et entrecoupée. Mentor observait tous ses mouvements et ne parlait plus à Télémaque. Il le traitait comme un malade désespéré qu'on abandonne; il jetait souvent sur lui des regards de compassion. Télémaque sentait combien il était coupable et indigne de l'amitié de Mentor. Il n'osait lever les yeux, de peur de rencontrer ceux de son ami, dont le silence même le condamnait. Quelquefois il avait envie d'aller se jeter à son cou et de lui témoigner combien il était touché de sa faute mais il était retenu, tantôt par une mauvaise honte, et tantôt par la crainte d'aller plus loin qu'il ne voulait pour se tirer du péril car le péril lui semblait doux, et il ne pouvait encore se résoudre à vaincre sa folle passion. Les dieux et les déesses de l'Olympe, assemblés dans un profond silence, avaient les yeux attachés sur l'Ãle de Calypso, pour voir qui serait victorieux, ou de Minerve ou de l'Amour. L'Amour, en se jouant avec les nymphes, avait mis tout en feu dans l'Ãle; Minerve, sous la figure de Mentor, se servait de la jalousie, inséparable de l'amour, contre l'Amour même. Jupiter avait résolu d'être le spectateur de ce combat et de demeurer neutre. Cependant Eucharis, qui craignait que Télémaque ne lui échappât, usait de mille artifices pour le retenir dans ses liens. Déjà elle allait partir avec lui pour la seconde chasse, et elle était vêtue comme Diane. Vénus et Cupidon avaient répandu sur elle de nouveaux charmes, en sorte que ce jour-là sa beauté effaçait celle de la déesse Calypso même. Calypso, la regardant de loin, se regarda en même temps dans la plus claire de ses fontaines, et elle eut honte de se voir. Alors elle se cacha au fond de sa grotte et parla ainsi toute seule - Il ne me sert donc de rien d'avoir voulu troubler ces deux amants, en déclarant que je veux être de cette chasse! En serai-je? Irai-je la faire triompher et faire servir ma beauté à relever la sienne? Faudra-t-il que Télémaque, en me voyant, soit encore plus passionné pour son Eucharis? O malheureuse! qu'ai-je fait? Non, je n'y irai pas, ils n'y iront pas eux-mêmes, je saurai bien les en empêcher. Je vais trouver Mentor; je le prierai d'enlever Télémaque il le remmènera à Ithaque. Mais que dis-je? et que deviendrai-je quand Télémaque sera parti? Où suis-je? Que reste-t-il à faire? O cruelle Vénus, vous m'avez trompée! O perfide présent que vous m'avez fait! Pernicieux enfant, Amour empesté, je ne t'avais ouvert mon coeur que dans l'espérance de vivre heureuse avec Télémaque, et tu n'as porté dans ce coeur que trouble et que désespoir! Mes nymphes sont révoltées contre moi. Ma divinité ne me sert plus qu'à rendre mon malheur éternel. O si j'étais libre de me donner la mort pour finir mes douleurs! Télémaque, il faut que tu meures, puisque je ne puis mourir! Je me vengerai de tes ingratitudes ta nymphe le verra, et je te percerai à ses yeux. Mais je m'égare. O malheureuse Calypso, que veux-tu? Faire périr un innocent, que tu as jeté toi-même dans cet abÃme de malheurs? C'est moi qui ai mis le flambeau fatal dans le sein du chaste Télémaque. Quelle innocence! Quelle vertu! Quelle horreur du vice! Quel courage contre les honteux plaisirs! Fallait-il empoisonner son coeur? Il m'eût quittée! Hé bien! ne faudra-t-il pas qu'il me quitte, ou que je le voie, plein de mépris pour moi, ne vivant plus que pour ma rivale? Non, non, je ne souffre que ce que j'ai bien mérité. Pars, Télémaque, va-t'en au-delà des mers; laisse Calypso sans consolation, ne pouvant supporter la vie, ni trouver la mort laisse-la inconsolable, couverte de honte, désespérée, avec ton orgueilleuse Eucharis. Elle parlait ainsi seule dans sa grotte mais tout à coup elle sort impétueusement. - Où êtes-vous, ô Mentor? - dit-elle. - Est-ce ainsi que vous soutenez Télémaque contre le vice auquel il succombe? Vous dormez, pendant que l'Amour veille contre vous. Je ne puis souffrir plus longtemps cette lâche indifférence que vous témoignez. Verrez-vous toujours tranquillement le fils d'Ulysse déshonorer son père et négliger sa haute destinée? Est-ce à vous ou à moi que ses parents ont confié sa conduite? C'est moi qui cherche les moyens de guérir son coeur; et vous, ne ferez-vous rien? Il y a, dans le lieu le plus reculé de cette forêt, de grands peupliers propres à construire un vaisseau; c'est là qu'Ulysse fit celui dans lequel il sortit de cette Ãle. Vous trouverez au même endroit une profonde caverne, où sont tous les instruments nécessaires pour tailler et pour joindre toutes les pièces d'un vaisseau. A peine eut-elle dit ces paroles, qu'elle s'en repentit. Mentor ne perdit pas un moment il alla dans cette caverne, trouva les instruments, abattit les peupliers et mit en un seul jour un vaisseau en état de voguer. C'est que la puissance et l'industrie de Minerve n'ont pas besoin d'un grand temps pour achever les plus grands ouvrages. Calypso se trouva dans une horrible peine d'esprit d'un côté, elle voulait voir si le travail de Mentor s'avançait; de l'autre, elle ne pouvait se résoudre à quitter la chasse, où Eucharis aurait été en pleine liberté avec Télémaque. La jalousie ne lui permit jamais de perdre de vue les deux amants mais elle tâchait de tourner la chasse du côté où elle savait que Mentor faisait le vaisseau. Elle entendait les coups de hache et de marteau elle prêtait l'oreille; chaque coup la faisait frémir. Mais, dans le moment même, elle craignait que cette rêverie ne lui eût dérobé quelque signe ou quelque coup d'oeil de Télémaque à la jeune nymphe. Cependant Eucharis disait à Télémaque d'un ton moqueur - Ne craignez-vous point que Mentor ne vous blâme d'être venu à la chasse sans lui? O que vous êtes à plaindre de vivre sous un si rude maÃtre! Rien ne peut adoucir son austérité il affecte d'être ennemi de tous les plaisirs; il ne peut souffrir que vous en goûtiez aucun; il vous fait un crime des choses les plus innocentes. Vous pouviez dépendre de lui pendant que vous étiez hors d'état de vous conduire vous-même; mais après avoir montré tant de sagesse, vous ne devez plus vous laisser traiter en enfant. Ces paroles artificieuses perçaient le coeur de Télémaque et le remplissaient de dépit contre Mentor, dont il voulait secouer le joug. Il craignait de le revoir et ne répondait rien à Eucharis, tant il était troublé. Enfin, vers le soir, la chasse s'étant passée de part et d'autre dans une contrainte perpétuelle, on revint par un coin de la forêt assez voisin du lieu où Mentor avait travaillé tout le jour. Calypso aperçut de loin le vaisseau achevé; ses yeux se couvrirent à l'instant d'un épais nuage, semblable à celui de la mort. Ses genoux tremblants se dérobaient sous elle; une froide sueur courut par tous les membres de son corps elle fut contrainte de s'appuyer sur les nymphes qui l'environnaient, et, Eucharis lui tendant la main pour la soutenir, elle la repoussa en jetant sur elle un regard terrible. Télémaque, qui vit ce vaisseau, mais qui ne vit point Mentor, parce qu'il s'était déjà retiré, ayant fini son travail, demanda à la déesse à qui était ce vaisseau et à quoi on le destinait. D'abord elle ne put répondre; mais enfin elle dit - C'est pour renvoyer Mentor que je l'ai fait faire; vous ne serez plus embarrassé par cet ami sévère, qui s'oppose à votre bonheur, et qui serait jaloux si vous deveniez immortel. - Mentor m'abandonne! c'est fait de moi! s'écria Télémaque. - O Eucharis, si Mentor me quitte, je n'ai plus que vous. Ces paroles lui échappèrent dans le transport de sa passion. Il vit le tort qu'il avait eu en les disant mais il n'avait pas été libre de penser au sens de ses paroles. Toute la troupe étonnée demeura dans le silence. Eucharis, rougissant et baissant les yeux, demeurait derrière, tout interdite, sans oser se montrer. Mais pendant que la honte était sur son visage, la joie était au fond de son coeur. Télémaque ne se comprenait plus lui-même et ne pouvait croire qu'il eût parlé si indiscrètement. Ce qu'il avait fait lui paraissait comme un songe, mais un songe dont il demeurait confus et troublé. Calypso, plus furieuse qu'une lionne à qui on a enlevé ses petits, courait au travers de la forêt, sans suivre aucun chemin, et ne sachant où elle allait. Enfin elle se trouva à l'entrée de sa grotte, où Mentor l'attendait. - Sortez de mon Ãle - dit-elle - ô étrangers, qui êtes venus troubler mon repos loin de moi ce jeune insensé! Et vous, imprudent vieillard, vous sentirez ce que peut le courroux d'une déesse, si vous ne l'arrachez d'ici tout à l'heure. Je ne veux plus le voir; je ne veux plus souffrir qu'aucune de mes nymphes lui parle ni le regarde. J'en jure par les ondes du Styx, serment qui fait trembler les dieux mêmes. Mais apprends, Télémaque, que tes maux ne sont pas finis ingrat, tu ne sortiras de mon Ãle que pour être en proie à de nouveaux malheurs. Je serai vengée tu regretteras Calypso, mais en vain. Neptune, encore irrité contre ton père, qui l'a offensé en Sicile, et sollicité par Vénus, que tu as méprisée dans l'Ãle de Chypre, te prépare d'autres tempêtes. Tu verras ton père, qui n'est pas mort; mais tu le verras sans le connaÃtre. Tu ne te réuniras avec lui en Ithaque qu'après avoir été le jouet de la plus cruelle fortune. Va je conjure les puissances célestes de me venger. Puisses-tu, au milieu des mers, suspendu aux pointes d'un rocher et frappé de la foudre, invoquer en vain Calypso, que ton supplice comblera de joie! Ayant dit ces paroles, son esprit agité était déjà prêt à prendre des résolutions contraires. L'amour rappela dans son coeur le désir de retenir Télémaque. "Qu'il vive - disait-elle en elle-même - qu'il demeure ici; peut-être qu'il sentira enfin tout ce que j'ai fait pour lui. Eucharis ne saurait, comme moi, lui donner l'immortalité. O trop aveugle Calypso, tu t'es trahie toi-même par ton serment te voilà engagée, et les ondes du Styx, par lesquelles tu as juré, ne te permettent plus aucune espérance." Personne n'entendait ces paroles mais on voyait sur son visage les Furies peintes, et tout le venin empesté du noir Cocyte semblait s'exhaler de son coeur. Télémaque en fut saisi d'horreur. Elle le comprit car qu'est-ce que l'amour jaloux ne devine pas? et l'horreur de Télémaque redoubla les transports de la déesse. Semblable à une bacchante qui remplit l'air de ses hurlements et qui en fait retentir les hautes montagnes de Thrace, elle court au travers des bois avec un dard en main, appelant toutes ses nymphes et menaçant de percer toutes celles qui ne la suivront pas. Elles courent en foule, effrayées de cette menace. Eucharis même s'avance les larmes aux yeux et regardant de loin Télémaque, à qui elle n'osait plus parler. La déesse frémit en la voyant auprès d'elle; et, loin de s'apaiser par la soumission de cette nymphe, elle ressent une nouvelle fureur, voyant que l'affliction augmente la beauté d'Eucharis. Cependant Télémaque était demeuré seul avec Mentor. Il embrasse ses genoux car il n'osait l'embrasser autrement, ni le regarder; il verse un torrent de larmes; il veut parier, la voix lui manque; les paroles lui manquent encore davantage il ne sait ni ce qu'il doit faire, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il veut. Enfin il s'écrie - O mon vrai père, ô Mentor, délivrez-moi de tant de maux! Je ne puis ni vous abandonner ni vous suivre. Délivrez-moi de tant de maux, délivrez-moi de moi-même donnez-moi la mort. Mentor l'embrasse, le console, l'encourage, lui apprend à se supporter lui-même, sans flatter sa passion, et lui dit - Fils du sage Ulysse, que les dieux ont tant aimé, et qu'ils aiment encore, c'est par un effet de leur amour que vous souffrez des maux si horribles. Celui qui n'a point senti sa faiblesse et la violence de ses passions n'est point encore sage; car il ne se connaÃt point encore et ne sait point se défier de soi. Les dieux vous ont conduit comme par la main jusqu'au bord de l'abÃme, pour vous en montrer toute la profondeur, sans vous y laisser tomber. Comprenez maintenant ce que vous n'auriez jamais compris si vous ne l'aviez éprouvé. On vous aurait parlé des trahisons de l'amour, qui flatte pour perdre et qui, sous une apparence de douceur, cache les plus affreuses amertumes. Il est venu, cet enfant plein de charmes, parmi les ris, les jeux et les grâces. Vous l'avez vu; il a enlevé votre coeur, et vous avez pris plaisir à le lui laisser enlever. Vous cherchiez des prétextes pour ignorer la plaie de votre coeur; vous cherchiez à me tromper et à vous flatter vous-même; vous ne craigniez rien. Voyez le fruit de votre témérité; vous demandez maintenant la mort, et c'est l'unique espérance qui vous reste. La déesse troublée ressemble à une Furie infernale; Eucharis brûle d'un feu plus cruel que toutes les douleurs de la mort; toutes ces nymphes jalouses sont prêtes à s'entre-déchirer et voilà ce que fait le traÃtre Amour, qui paraÃt si doux! Rappelez tout votre courage. A quel point les dieux vous aiment-ils, puisqu'ils vous ouvrent un si beau chemin pour fuir l'Amour et pour revoir votre chère patrie! Calypso elle-même est contrainte de vous chasser. Le vaisseau est tout prêt que tardons-nous à quitter cette Ãle, où la vertu ne peut habiter? En disant ces paroles, Mentor le prit par la main et l'entraÃnait vers le rivage. Télémaque suivait à peine, regardant toujours derrière lui. Il considérait Eucharis, qui s'éloignait de lui. Ne pouvant voir son visage, il regardait ses beaux cheveux noués, ses habits flottants et sa noble démarche. Il aurait voulu pouvoir baiser les traces de ses pas. Lors même qu'il la perdit de vue, il prêtait encore l'oreille, s'imaginant entendre sa voix. Quoique absente, il la voyait elle était peinte et comme vivante devant ses yeux; il croyait même parler à elle, ne sachant plus où il était, et ne pouvant écouter Mentor. Enfin, revenant à lui comme d'un profond sommeil, il dit à Mentor - Je suis résolu de vous suivre, mais je n'ai pas encore dit adieu à Eucharis. J'aimerais mieux mourir que de l'abandonner ainsi avec ingratitude. Attendez que je la revoie encore une dernière fois pour lui faire un éternel adieu. Au moins souffrez que je lui dise "O nymphe, les dieux cruels, les dieux jaloux de mon bonheur me contraignent de partir; mais ils m'empêcheront plutôt de vivre que de me souvenir à jamais de vous." O mon père, ou laissez-moi cette dernière consolation, qui est si juste, ou arrachez-moi la vie dans ce moment. Non, je ne veux ni demeurer dans cette Ãle, ni m'abandonner à l'amour. L'amour n'est point dans mon coeur; je ne sens que de l'amitié et de la reconnaissance pour Eucharis. Il me suffit de lui dire adieu encore une fois, et je pars avec vous sans retardement! - Que j'ai pitié de vous! - répondait Mentor - votre passion est si furieuse que vous ne la sentez pas. Vous croyez être tranquille, et vous demandez la mort! Vous osez dire que vous n'êtes point vaincu par l'amour, et vous ne pouvez vous arracher à la nymphe que vous aimez! Vous ne voyez, vous n'entendez qu'elle; vous êtes aveugle et sourd à tout le reste. Un homme que la fièvre rend frénétique dit "Je ne suis pas malade". O aveugle Télémaque, vous étiez prêt à renoncer à Pénélope, qui vous attend, à Ulysse, que vous verrez, à Ithaque où vous devez régner, à la gloire et à la haute destinée que les dieux vous ont promise par tant de merveilles qu'ils ont faites en votre faveur; vous renonciez à tous ces biens pour vivre déshonoré auprès d'Eucharis direz-vous encore que l'amour ne vous attache point à elle? Qu'est-ce donc qui vous trouble? Pourquoi voulez-vous mourir? Pourquoi avez-vous parlé devant la déesse avec tant de transport? Je ne vous accuse point de mauvaise foi; mais je déplore votre aveuglément. Fuyez, Télémaque, fuyez on ne peut vaincre l'amour qu'en fuyant. Contre un tel ennemi, le vrai courage consiste à craindre et à fuir, mais à fuir sans délibérer et sans se donner à soi-même le temps de regarder jamais derrière soi. Vous n'avez pas oublié les soins que vous m'avez coûtés depuis votre enfance et les périls dont vous êtes sorti par mes conseils ou croyez-moi, ou souffrez que je vous abandonne. Si vous saviez combien il m'est douloureux de vous voir courir à votre perte! Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que je n'ai osé vous parler! La mère qui vous mit au monde souffrit moins dans les douleurs de l'enfantement. Je me suis tu; j'ai dévoré ma peine; j'ai étouffé mes soupirs, pour voir si vous reviendriez à moi. O mon fils, mon cher fils, soulagez mon coeur; rendez-moi ce qui m'est plus cher que mes entrailles rendez-moi Télémaque, que j'ai perdu; rendez-vous à vous-même. Si la sagesse en vous surmonte l'amour, je vis et je vis heureux; mais si l'amour vous entraÃne malgré la sagesse, Mentor ne peut plus vivre. Pendant que Mentor parlait ainsi, il continuait son chemin vers la mer; et Télémaque, qui n'était pas encore assez fort pour le suivre de lui-même, l'était déjà assez pour se laisser mener sans résistance. Minerve, toujours cachée sous la figure de Mentor, couvrant invisiblement Télémaque de son égide et répandant autour de lui un rayon divin, lui fit sentir un courage qu'il n'avait point encore éprouvé depuis qu'il était dans cette Ãle. Enfin ils arrivèrent dans un endroit de l'Ãle où le rivage de la mer était escarpé c'était un rocher toujours battu par l'onde écumante. Ils regardèrent de cette hauteur si le vaisseau que Mentor avait préparé était encore dans la même place; mais ils aperçurent un triste spectacle. L'Amour était vivement piqué de voir que ce vieillard inconnu non seulement était insensible à ses traits, mais encore lui enlevait Télémaque il pleurait de dépit, et il alla trouver Calypso errante dans les sombres forêts. Elle ne put le voir sans gémir, et elle sentit qu'il rouvrait toutes les plaies de son coeur. L'Amour lui dit - Vous êtes déesse, et vous vous laissez vaincre par un faible mortel, qui est captif dans votre Ãle! Pourquoi le laissez-vous sortir? - O malheureux Amour - répondit-elle - je ne veux plus écouter tes pernicieux conseils c'est toi qui m'as tirée d'une douce et profonde paix, pour me précipiter dans un abÃme de malheurs. C'en est fait; j'ai juré par les ondes du Styx que je laisserais partir Télémaque Jupiter même, le père des dieux, avec toute sa puissance, n'oserait contrevenir à ce redoutable serment. Télémaque sort de mon Ãle; sors aussi, pernicieux enfant tu m'as fait plus de mal que lui! L'Amour, essuyant ses larmes, fit un sourire moqueur et malin. - En vérité - dit-il - voilà un grand embarras! Laissez-moi faire. Suivez votre serment; ne vous opposez point au départ de Télémaque. Ni vos nymphes, ni moi n'avons juré par les ondes du Styx de le laisser partir je leur inspirerai le dessein de brûler ce vaisseau, que Mentor a fait avec tant de précipitation. Sa diligence, qui nous a surpris, sera inutile. Il sera surpris lui-même à son tour, et il ne lui restera plus aucun moyen de vous arracher Télémaque. Ces paroles flatteuses firent glisser l'espérance et la joie jusqu'au fond des entrailles de Calypso. Ce qu'un zéphyr fait par sa fraÃcheur sur le bord d'un ruisseau, pour délasser les troupeaux languissants que l'ardeur de l'été consume, ce discours le fit pour apaiser le désespoir de la déesse. Son visage devint serein, ses yeux s'adoucirent, les noirs soucis qui rongeaient son coeur s'enfuirent pour un moment loin d'elle elle s'arrêta, elle sourit, elle flatta le folâtre Amour et, en le flattant, elle se prépara de nouvelles douleurs. L'Amour, content de l'avoir persuadée, alla pour persuader aussi les Nymphes, qui étaient errantes et dispersées sur toutes les montagnes, comme un troupeau de moutons que la rage des loups affamés a mis en fuite loin du berger. L'Amour les rassemble et leur dit - Télémaque est encore en vos mains; hâtez-vous de brûler ce vaisseau, que le téméraire Mentor a fait pour s'enfuir. Aussitôt elles allument des flambeaux; elles accourent sur le rivage; elles frémissent; elles poussent des hurlements; elles secouent leurs cheveux épars, comme des bacchantes. Déjà la flamme vole; elle dévore le vaisseau, qui est d'un bois sec et enduit de résine; des tourbillons de fumée et de flamme s'élèvent dans les nues. Télémaque et Mentor aperçoivent le feu de dessus le rocher, et entendent les cris des Nymphes. Télémaque fut tenté de s'en réjouir; car son coeur n'était pas encore guéri, et Mentor remarquait que sa passion était comme un feu mal éteint, qui sort de temps en temps de dessous la cendre et qui repousse de vives étincelles. - Me voilà donc - dit Télémaque - rengagé dans mes liens! Il ne nous reste plus aucune espérance de quitter cette Ãle. Mentor vit bien que Télémaque allait retomber dans toutes ses faiblesses et qu'il n'y avait pas un seul moment à perdre. Il aperçut de loin, au milieu des flots, un vaisseau arrêté, qui n'osait approcher de l'Ãle, parce que tous les pilotes connaissaient que l'Ãle de Calypso était inaccessible à tous les mortels. Aussitôt le sage Mentor, poussant Télémaque, qui était assis sur le bord du rocher, le précipite dans la mer et s'y jette avec lui. Télémaque, surpris de cette violente chute, but l'onde amère et devint le jouet des flots. Mais, revenant à lui et voyant Mentor qui lui tendait la main pour lui aider à nager, il ne songea plus qu'à s'éloigner de l'Ãle fatale. Les Nymphes, qui avaient cru les tenir captifs, poussèrent des cris pleins de fureur, ne pouvant plus empêcher leur fuite. Calypso, inconsolable, rentra dans sa grotte, qu'elle remplit de ses hurlements. L'Amour, qui vit changer son triomphe en une honteuse défaite, s'éleva au milieu de l'air en secouant ses ailes et s'envola dans le bocage d'Idalie, où sa cruelle mère l'attendait. L'enfant, encore plus cruel, ne se consola qu'en riant avec elle de tous les maux qu'il avait faits. A mesure que Télémaque s'éloignait de l'Ãle, il sentait avec plaisir renaÃtre son courage, et son amour pour la vertu. - J'éprouve - s'écriait-il parlant à Mentor - ce que vous me disiez et que je ne pouvais croire, faute d'expérience on ne surmonte le vice qu'en le fuyant. O mon père, que les dieux m'ont aimé en me donnant votre secours! Je méritais d'en être privé et d'être abandonné à moi-même. Je ne crains plus ni mers, ni vents, ni tempêtes; je ne crains plus que mes passions. L'amour est lui seul plus à craindre que tous les naufrages. Septième livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Mentor et Télémaque s'avancent vers le vaisseau phénicien arrêté auprès de l'Ãle de Calypso ils sont accueillis favorablement par Adoam, frère de Narbal, commandant de ce vaisseau. Adoam, reconnaissant Télémaque, lui promet aussitôt de le conduire à Ithaque. Il lui raconte la mort tragique de Pygmalion, roi de Tyr, et d'Astarbé, son épouse; puis l'élévation de Baléazar, que le tyran son père avait disgracié à la persuasion de cette femme. Télémaque, à son tour, fait le récit de ses aventures depuis son départ de Tyr. Pendant un repas qu'Adoam donne à Télémaque et à Mentor, Achitoas, par les doux accords de sa voix et de sa lyre, assemble autour du vaisseau les Tritons, les Néréides, toutes autres divinités de la mer, et les monstres marins eux-mêmes. Mentor, prenant une lyre, en joue avec tant d'art, qu'Achitoas, jaloux, laisse tomber la sienne de dépit. Adoam raconte ensuite les merveilles de la Bétique . Il décrit la douce température de l'air et toutes les richesses de ce pays, dont les peuples mènent la vie la plus heureuse dans une parfaite simplicité de moeurs. Le vaisseau qui était arrêté, et vers lequel ils s'avançaient, était un vaisseau phénicien, qui allait dans l'Epire. Ces Phéniciens avaient vu Télémaque au voyage d'Egypte; mais ils n'avaient garde de le reconnaÃtre au milieu des flots. Quand Mentor fut assez près du vaisseau pour faire entendre sa voix, il s'écria d'une voix forte, en élevant sa tête au-dessus de l'eau - Phéniciens, si secourables à toutes les nations, ne refusez pas la vie à deux hommes qui l'attendent de votre humanité. Si le respect des dieux vous touche, recevez-nous dans votre vaisseau nous irons partout où vous irez. Celui qui commandait répondit - Nous vous recevrons avec joie; nous n'ignorons pas ce qu'on doit faire pour des inconnus qui paraissent si malheureux. Aussitôt on les reçoit dans le vaisseau. A peine y furent-ils entrés, que, ne pouvant plus respirer, ils demeurèrent immobiles; car ils avaient nagé longtemps et avec effort pour résister aux vagues. Peu à peu ils reprirent leurs forces on leur donna d'autres habits, parce que les leurs étaient appesantis par l'eau qui les avait pénétrés et qui coulait de tous côtés. Lorsqu'ils furent en état de parler, tous ces Phéniciens, empressés autour d'eux, voulaient savoir leurs aventures. Celui qui commandait leur dit - Comment avez-vous pu entrer dans cette Ãle d'où vous sortez? Elle est, dit-on, possédée par une déesse cruelle, qui ne souffre jamais qu'on y aborde. Elle est même bordée de rochers affreux, contre lesquels la mer va follement combattre, et on ne pourrait en approcher sans faire naufrage. Mentor répondit - Nous y avons été jetés. Nous sommes Grecs notre patrie est l'Ãle d'Ithaque, voisine de l'Epire, où vous allez. Quand même vous ne voudriez pas relâcher en Ithaque, qui est sur votre route, il nous suffirait que vous nous menassiez dans l'Epire; nous y trouverons des amis qui auront soin de nous faire faire le court trajet qui nous restera, et nous vous devrons à jamais la joie de revoir ce que nous avons de plus cher au monde. Ainsi c'était Mentor qui portait la parole, et Télémaque, gardant le silence, le laissait parler; car les fautes qu'il avait faites dans l'Ãle de Calypso augmentèrent beaucoup sa sagesse. Il se défiait de lui-même; il sentait le besoin de suivre toujours les sages conseils de Mentor, et, quand il ne pouvait lui parler pour lui demander ses avis, du moins il consultait ses yeux et tâchait de deviner toutes ses pensées. Le commandant phénicien, arrêtant ses yeux sur Télémaque, croyait se souvenir de l'avoir vu; mais c'était un souvenir confus, qu'il ne pouvait démêler. - Souffrez - lui dit-il - que je vous demande si vous vous souvenez de m'avoir vu autrefois, comme il me semble que je me souviens de vous avoir vu. Votre visage ne m'est point inconnu; il m'a d'abord frappé; mais je ne sais où je vous ai vu votre mémoire aidera peut-être la mienne. Alors Télémaque lui répondit avec un étonnement mêlé de joie - Je suis, en vous voyant, comme vous êtes à mon égard je vous ai vu, je vous reconnais; mais je ne puis me rappeler si c'est en Egypte ou à Tyr. Alors ce Phénicien, tel qu'un homme qui s'éveille le matin et qui rappelle peu à peu de loin le songe fugitif qui a disparu à son réveil, s'écria tout à coup - Vous êtes Télémaque, que Narbal prit en amitié lorsque nous revÃnmes d'Egypte. Je suis son frère, dont il vous aura sans doute parlé souvent. Je vous laissai entre ses mains après l'expédition d'Egypte il me fallut aller au-delà de toutes les mers dans la fameuse Bétique, auprès des Colonnes d'Hercule. Ainsi je ne fis que vous voir, et il ne faut pas s'étonner si j'ai eu tant de peine à vous reconnaÃtre d'abord. - Je vois bien - répondit Télémaque - que vous êtes Adoam. Je ne fis presque alors que vous entrevoir; mais je vous ai connu par les entretiens de Narbal. O quelle joie de pouvoir apprendre par vous des nouvelles d'un homme qui me sera toujours si cher! Est-il toujours à Tyr? Ne souffre-t-il pas quelque cruel traitement du soupçonneux et barbare Pygmalion? Adoam répondit en l'interrompant - Sachez, Télémaque, que la fortune favorable vous confie à un homme qui prendra toutes sortes de soins de vous. Je vous ramènerai dans l'Ãle d'Ithaque avant que d'aller en Epire, et le frère de Narbal n'aura pas moins d'amitié pour vous que Narbal même. Ayant parlé ainsi, il remarqua que le vent qu'il attendait commençait à souffler il fit lever les ancres, mettre les voiles, et fendre la mer à force de rames. Aussitôt il prit à part Télémaque et Mentor pour les entretenir. "Je vais - lui dit-il - regardant Télémaque, satisfaire votre curiosité. Pygmalion n'est plus les justes dieux en ont délivré la terre. Comme il ne se fiait à personne, personne ne pouvait se fier à lui. Les bons se contentaient de gémir et de fuir ses cruautés, sans pouvoir se résoudre à lui faire aucun mal; les méchants ne croyaient pouvoir assurer leurs vies qu'en finissant la sienne; il n'y avait point de Tyrien qui ne fût chaque jour en danger d'être l'objet de ses défiances. Ses gardes mêmes étaient plus exposés que les autres comme sa vie était entre leurs mains, il les craignait plus que tout le reste des hommes; sur le moindre soupçon, il les sacrifiait à sa sûreté. Ainsi, à force de chercher sa sûreté, il ne pouvait plus la trouver. Ceux qui étaient les dépositaires de sa vie étaient dans un péril continuel par sa défiance, et ils ne pouvaient se tirer d'un état si horrible qu'en prévenant, par la mort du tyran, ses cruels soupçons. L'impie Astarbé, dont vous avez ouï parler si souvent, fut la première à résoudre la perte du roi. Elle aima passionnément un jeune Tyrien fort riche nommé Joazar; elle espéra de le mettre sur le trône. Pour réussir dans ce dessein, elle persuada au roi que l'aÃné de ses deux fils, nommé PhadaÃl, impatient de succéder à son père, avait conspiré contre lui elle trouva de faux témoins pour prouver la conspiration. Le malheureux roi fit mourir son fils innocent. Le second, nommé Baléazar, fut envoyé à Samos, sous prétexte d'apprendre les moeurs et les sciences de la Grèce, mais en effet parce qu'Astarbé fit entendre au roi qu'il fallait l'éloigner, de peur qu'il ne prÃt des liaisons avec les mécontents. A peine fut-il parti, que ceux qui conduisaient le vaisseau, ayant été corrompus par cette femme cruelle, prirent leurs mesures pour faire naufrage pendant la nuit; ils se sauvèrent en nageant jusqu'à des barques étrangères qui les attendaient, et ils jetèrent le jeune prince au fond de la mer. Cependant les amours d'Astarbé n'étaient ignorées que de Pygmalion, et il s'imaginait qu'elle n'aimerait jamais que lui seul. Ce prince si défiant était ainsi plein d'une aveugle confiance pour cette méchante femme c'était l'amour qui l'aveuglait jusqu'à cet excès. En même temps l'avarice lui fit chercher des prétextes pour faire mourir Joazar, dont Astarbé était si passionnée il ne songeait qu'à ravir les richesses de ce jeune homme. Mais, pendant que Pygmalion était en proie à la défiance, à l'amour et à l'avarice, Astarbé se hâta de lui ôter la vie. Elle crut qu'il avait peut-être découvert quelque chose de ses infâmes amours avec ce jeune homme. D'ailleurs elle savait que l'avarice seule suffirait pour porter le roi à une action cruelle contre Joazar; elle conclut qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour le prévenir. Elle voyait les principaux officiers du palais prêts à tremper leurs mains dans le sang du roi; elle entendait parler tous les jours de quelque nouvelle conjuration; mais elle craignait de se confier à quelqu'un par qui elle serait trahie. Enfin il lui parut plus assuré d'empoisonner Pygmalion. Il mangeait le plus souvent tout seul avec elle, et apprêtait lui-même tout ce qu'il devait manger, ne pouvant se fier qu'à ses propres mains. Il se renfermait dans le lieu le plus reculé de son palais, pour mieux cacher sa défiance et pour n'être jamais observé quand il préparait ses repas. Il n'osait plus chercher aucun des plaisirs de la table; il ne pouvait se résoudre à manger d'aucune des choses qu'il ne savait pas apprêter lui-même. Ainsi, non seulement toutes les viandes cuites avec des ragoûts par les cuisiniers, mais encore le vin, le pain, le sel, le lait, et tous les autres aliments ordinaires ne pouvaient être de son usage il ne mangeait que des fruits qu'il avait cueillis lui-même dans son jardin ou des légumes qu'il avait semés et qu'il faisait cuire. Au reste, il ne buvait jamais d'autre eau que celle qu'il puisait lui-même dans une fontaine qui était renfermée dans un endroit de son palais dont il gardait toujours la clef. Quoiqu'il parût si rempli de confiance pour Astarbé, il ne laissait pas de se précautionner contre elle il la faisait toujours manger et boire avant lui de tout ce qui devait servir à son repas, afin qu'il ne pût point être empoisonné sans elle et qu'elle n'eût aucune espérance de vivre plus longtemps que lui. Mais elle prit du contrepoison, qu'une vieille femme, encore plus méchante qu'elle, et qui était la confidente de ses amours, lui avait fourni après quoi elle ne craignit plus d'empoisonner le roi. Voici comment elle y parvint. Dans le moment où ils allaient commencer leur
Adieu adieu, je pars sans détourner les yeux A chaque fois qu'un départ s'annonce, les paroles de l'opérette "l'auberge du Cheval Blanc" (une des préférées de ma mère) me reviennent ; mais
Comme il habitait les Batignolles, étant employé au ministère de l'instruction publique, il prenait chaque matin l'omnibus, pour se cendre à son bureau. Et chaque matin il voyageait jusqu'au centre de Paris, en face d'une jeune fille dont il devint amoureux. Elle allait à son magasin, tous les jours, à la même heure. C'était une petite brunette, de ces brunes dont les yeux sont si noirs qu'ils ont l'air de taches, et dont le teint à des reflets d'ivoire. Il la voyait apparaître toujours au coin de la même rue ; et elle se mettait à courir pour rattraper la lourde voiture. Elle courait d'un petit air pressé, souple et gracieux; et elle sautait sur le marche-pied avant que les chevaux fussent tout à fait arrêtés. Puis elle pénétrait dans l'intérieur en soufflant un peu, et, s'étant assise, jetait un regard autour d'elle. La première fois qu'il la vit, François Tessier sentit que cette figure-là lui plaisait infiniment. On rencontre parfois de ces femmes qu'on a envie de serrer éperdument dans ses bras, tout de suite, sans les connaître. Elle répondait, cette jeune fille, à ses désirs intimes, à ses attentes secrètes, à cette sorte d'idéal d'amour qu'on porte, sans le savoir, au fond du cœur. Il la regardait obstinément, malgré lui. Gênée par cette contemplation, elle rougit. Il s'en aperçut et voulut détourner les yeux ; mais il les ramenait à tout moment sur elle, quoiqu'il s'efforçât de les fixer ailleurs. Au bout de quelques jours, ils se connurent sans s'être parlé. Il lui cédait sa place quand la voiture était pleine et montait sur l'impériale, bien que cela le désolât. Elle le saluait maintenant d'un petit sourire ; et, quoiqu'elle baissât toujours les yeux sous son regard qu'elle sentait trop vif, elle ne semblait plus fâchée d'être contemplée ainsi. Ils finirent par causer. Une sorte d'intimité rapide s'établit entre eux, une intimité d'une demi-heure par jour. Et c'était là, certes, la plus charmante demi-heure de sa vie à lui. Il pensait à elle tout le reste du temps, la revoyait sans cesse pendant les longues séances du bureau, hanté, possédé, envahi par cette image flottante et tenace qu'un visage de femme aimée laisse en nous. Il lui semblait que la possession entière de cette petite personne serait pour lui un bonheur fou, presque au-dessus des réalisations humaines. Chaque matin maintenant elle lui donnait une poignée de main, et il gardait jusqu'au soir la sensation de ce contact, le souvenir dans sa chair de la faible pression de ces petits doigts ; il lui semblait qu'il en avait conservé l'empreinte sur sa peau. Il attendait anxieusement pendant tout le reste du temps ce court voyage en omnibus. Et les dimanches lui semblaient navrants. Elle aussi l'aimait, sans doute, car elle accepta, un samedi de printemps, d'aller déjeuner avec lui, à Maisons-Laffitte, le lendemain. Elle était la première à l'attendre à la gare. Il fut surpris ; mais elle lui dit — Avant de partir, j'ai à vous parler. Nous avons vingt minutes c'est plus qu'il ne faut. Elle tremblait, appuyée à son bras, les yeux baissés et les joues pâles. Elle reprit — Il ne faut pas que vous vous trompiez sur moi. Je suis une honnête fille, et je n'irai là-bas avec vous que si vous me promettez, si vous me jurez de ne rien... de ne rien faire... qui soit... qui ne soit pas... convenable.... Elle était devenue soudain plus rouge qu'un coquelicot. Elle se tut. Il ne savait que répondre, heureux et désappointé en même temps. Au fond du cœur, il préférait peut-être que ce fût ainsi; et pourtant... pourtant il s'était laissé bercer, cette nuit, par des rêves qui lui avaient mis le feu dans les veines. Il l'aimerait moins assurément s'il la savait de conduite légère; mais alors ce serait si charmant, si délicieux pour lui ! Et tous les calculs égoïstes des hommes en matière d'amour lui travaillaient l'esprit. Comme il ne disait rien, elle se remit à parler d'une voix émue, avec des larmes au coin des paupières — Si vous ne me promettez pas de me respecter tout à fait, je m'en retourne à la maison. Il lui serra le bras tendrement et répondit — Je vous le promets ; vous ne ferez que ce que vous voudrez. Elle parut soulagée et demanda en souriant — C'est bien vrai, ça ? Il la regarda au fond des yeux. — Je vous le jure ! — Prenons les billets, dit-elle. Ils ne purent guère parler en route, le wagon étant au complet. Arrivés à Maisons-Laffitte, ils se dirigèrent vers la Seine. L'air tiède amollissait la chair et l'âme. Le soleil tombant en plein sur le fleuve, sur les feuilles et les gazons, jetait mille reflets de gaieté dans les corps et dans les esprits. Ils allaient, la main dans la main, le long de la berge, en regardant les petits poissons qui glissaient, par troupes, entre deux eaux. Ils allaient, inondés de bonheur, comme soulevés de terre dans une félicité éperdue. Elle dit enfin — Comme vous devez me trouver folle. Il demanda — Pourquoi ça ? Elle reprit — N'est-ce pas une folie de venir comme ça toute seule avec vous ? — Mais non ! c'est bien naturel. — Non ! non ! ce n'est pas naturel — pour moi, parce que je ne veux pas fauter et c'est comme ça qu'on faute, cependant. Mais si vous saviez ! C'est si triste, tous les jours, la même chose, tous les jours du mois et tous les mois de l'année. Je suis toute seule avec maman. Et comme elle a eu bien des chagrins, elle n'est pas gaie. Moi, je fais comme je peux. Je tâche de rire quand même ; mais je ne réussis pas toujours. C'est égal, c'est mal d'être venue. Vous ne m'en voudrez pas, au moins. Pour répondre, il l'embrassa vivement dans l'oreille. Mais elle se sépara de lui, d'un mouvement brusque ; et, fâchée soudain — Oh ! monsieur François ! après ce que vous m'avez juré. Et ils revinrent vers Maisons-Laffitte. Ils déjeunèrent au Petit-Havre, maison basse, ensevelie sous quatre peupliers énormes, au bord de l'eau. Le grand air, la chaleur, le petit vin blanc et le trouble de se sentir l'un près de l'autre les rendaient rouges, oppressés et silencieux. Mais après le café une joie brusque les envahit, et, ayant traversé la Seine, ils repartirent le long de la rive, vers le village de La Frette. Tout à coup il demanda — Comment vous appelez-vous ? — Louise. Il répéta Louise ; et il ne dit plus rien. La rivière, décrivant une longue courbe, allait baigner au loin une rangée de maisons blanches qui se miraient dans l'eau, la tête en bas. La jeune fille cueillait des marguerites, faisait une grosse gerbe champêtre, et lui, il chantait à pleine bouche, gris comme un jeune cheval qu'on vient de mettre à l'herbe. À leur gauche, un coteau planté de vignes suivait la rivière. Mais François soudain s'arrêta et demeurant immobile d'étonnement — Oh ! regardez, dit-il. Les vignes avaient cessé, et toute la côte maintenant était couverte de lilas en fleurs. C'était un bois violet ! Une sorte de grand tapis étendu sur la terre, allant jusqu'au village, là-bas, à deux ou trois kilomètres. Elle restait aussi saisie, émue. Elle murmura — Oh! que c'est joli ! Et, traversant un champ, ils allèrent, en courant, vers cette étrange colline, qui fournit, chaque année, tous les lilas traînés à travers Paris, dans les petites voitures des marchandes ambulantes. Un étroit sentier se perdait sous les arbustes. Ils le prirent et, ayant rencontré une petite clairière, ils s'assirent. Des légions de mouches bourdonnaient au-dessus d'eux, jetaient dans l'air un ronflement doux et continu. Et le soleil, le grand soleil d'un jour sans brise, s'abattait sur le long coteau épanoui, faisait sortir de ce bois de bouquets un arôme puissant, un immense souffle de parfums, cette sueur des fleurs. Une cloche d'église sonnait au loin. Et, tout doucement, ils s'embrassèrent, puis s'étreignirent, étendus sur l'herbe, sans conscience de rien que de leur baiser. Elle avait fermé les yeux et le tenait à pleins bras, le serrant éperdument, sans une pensée, la raison perdue, engourdie de la tête aux pieds dans une attente passionnée. Et elle se donna tout entière sans savoir ce qu'elle faisait, sans comprendre même qu'elle s'était livrée à lui. Elle se réveilla dans l'affolement des grands malheurs et elle se mit à pleurer, gémissant de douleur, la figure cachée sous ses mains. Il essayait de la consoler. Mais elle voulut repartir, revenir, rentrer tout de suite. Elle répétait sans cesse, en marchant à grands pas — Mon Dieu ! mon Dieu ! Il lui disait — Louise ! Louise ! restons, je vous en prie. Elle avait maintenant les pommettes rouges et les yeux caves. Dès qu'ils furent dans la gare de Paris, elle le quitta sans même lui dire adieu. Quand il la rencontra, le lendemain, dans l'omnibus, elle lui parut changée, amaigrie. Elle lui dit — Il faut que je vous parle ; nous allons descendre au boulevard. Dès qu'ils furent seuls, sur le trottoir — Il faut nous dire adieu, dit-elle. Je ne peux pas vous revoir après ce qui s'est passé. Il balbutia — Mais, pourquoi ? — Parce que je ne peux pas. J'ai été coupable. Je ne le serai plus. Alors il l'implora, la supplia, torturé de désirs, affolé du besoin de l'avoir tout entière, dans l'abandon absolu des nuits d'amour. Elle répondait obstinément — Non, je ne peux pas. Non, je ne peux pas. Mais il s'animait, s'excitait davantage. Il promit de l'épouser. Elle dit encore — Non. Et le quitta. Pendant huit jours, il ne la vit pas. Il ne la put rencontrer, et, comme il ne savait point son adresse, il la croyait perdue pour toujours. Le neuvième, au soir, on sonna chez lui. Il alla ouvrir. C'était elle. Elle se jeta dans ses bras, et ne résista plus. Pendant trois mois, elle fut sa maîtresse. Il commençait à se lasser d'elle, quand elle lui apprit qu'elle était grosse. Alors, il n'eut plus qu'une idée en tête rompre à tout prix. Comme il n'y pouvait parvenir, ne sachant s'y prendre, ne sachant que dire, affolé d'inquiétudes, avec la peur de cet enfant qui grandissait, il prit un parti suprême. Il déménagea, une nuit, et disparut. Le coup fut si rude qu'elle ne chercha pas celui qui l'avait ainsi abandonnée. Elle se jeta aux genoux de sa mère en lui confessant son malheur ; et, quelques mois plus tard, elle accoucha d'un garçon. Des années s'écoulèrent. François Tessier vieillissait sans qu'aucun changement se fit en sa vie. Il menait l'existence monotone et morne des bureaucrates, sans espoirs et sans attentes. Chaque jour, il se levait à la même heure, suivait les mêmes rues, passait par la même porte devant le même concierge, entrait dans le même bureau, s'asseyait sur le même siège, et accomplissait la même besogne. Il était seul au monde, seul, le jour, au milieu de ses collègues indifférents, seul, la nuit, dans son logement de garçon. Il économisait cent francs par mois pour la vieillesse. Chaque dimanche, il faisait un tour aux Champs-Élysées, afin de regarder passer le monde élégant, les équipages et les jolies femmes. Il disait le lendemain, à son compagnon de peine — Le retour du bois était fort brillant, hier. Or, un dimanche, par hasard, ayant suivi des rues nouvelles, il entra au parc Monceau. C'était par un clair matin d'été. Les bonnes et les mamans, assises le long des allées, regardaient les enfants jouer devant elles. Mais soudain François Tessier frissonna. Une femme passait, tenant par la main deux enfants un petit garçon d'environ dix ans, et une petite fille de quatre ans. C'était elle. Il fit encore une centaine de pas, puis s'affaissa sur une chaise, suffoqué par l'émotion. Elle ne l'avait pas reconnu. Alors il revint, cherchant à la voir encore. Elle s'était assise, maintenant. Le garçon demeurait très sage, à son côté, tandis que la fillette faisait des pâtés de terre. C'était elle, c'était bien elle. Elle avait un air sérieux de dame, une toilette simple, une allure assurée et digne. Il la regardait de loin, n'osant pas approcher. Le petit garçon leva la tête. François Tessier se sentit trembler. C'était son fils, sans doute. Et il le considéra, et il crut se reconnaître lui-même tel qu'il était sur une photographie faite autrefois. Et il demeura caché derrière un arbre, attendant qu'elle s'en allât, pour la suivre. Il n'en dormit pas la nuit suivante. L'idée de l'enfant surtout le harcelait. Son fils ! Oh ! s'il avait pu savoir, être sûr ? Mais qu'aurait-il fait ? Il avait vu sa maison ; il s'informa. Il apprit qu'elle avait été épousée par un voisin, un honnête homme de mœurs graves, touché par sa détresse. Cet homme, sachant la faute et la pardonnant, avait même reconnu l'enfant, son enfant à lui, François Tessier. Il revint au parc Monceau chaque dimanche. Chaque dimanche il la voyait, et chaque fois une envie folle, irrésistible, l'envahissait, de prendre son fils dans ses bras, de le couvrir de baisers, de l'emporter, de le voler. Il souffrait affreusement dans son isolement misérable de vieux garçon sans affections; il souffrait une torture atroce, déchiré par une tendresse paternelle faite de remords, d'envie, de jalousie, et de ce besoin d'aimer ses petits que la nature a mis aux entrailles des êtres. Il voulut enfin faire une tentative désespérée, et, s'approchant d'elle, un jour, comme elle entrait au parc, il lui dit, planté, au milieu du chemin, livide, les lèvres secouées de frissons —Vous ne me reconnaissez pas ? Elle leva les yeux, le regarda, poussa un cri d'effroi, un cri d'horreur, et, saisissant par les mains ses deux enfants, elle s'enfuit, en les traînant derrière elle. Il rentra chez lui pour pleurer. Des mois encore passèrent. Il ne la voyait plus. Mais il souffrait jour et nuit, rongé, dévoré par sa tendresse de père. Pour embrasser son fils, il serait mort, il aurait tué, il aurait accompli toutes les besognes, bravé tous les dangers, tenté toutes les audaces. Il lui écrivit à elle. Elle ne répondit pas. Après vingt lettres, il comprit qu'il ne devait point espérer la fléchir. Alors il prit une résolution désespérée, et prêt à recevoir dans le cœur une balle de revolver s'il le fallait. Il adressa à son mari un billet de quelques mots Monsieur, Mon nom doit être pour vous un sujet d'horreur. Mais je suis si misérable, si torturé par le chagrin, que je n'ai plus d'espoir qu'en vous. Je viens vous demander seulement un entretien de dix minutes. J'ai l'honneur, etc. » Il reçut le lendemain la réponse Monsieur, Je vous attends mardi à cinq heures. » En gravissant l'escalier, François Tessier s'arrêtait de marche en marche, tant son cœur battait. C'était dans sa poitrine un bruit précipité, comme un galop de bête, un bruit sourd et violent. Et il ne respirait plus qu'avec effort, tenant la rampe pour ne pas tomber. Au troisième étage, il sonna. Une bonne vint ouvrir. Il demanda — Monsieur Flamel. — C'est ici, monsieur. Entrez. Et il pénétra dans un salon bourgeois. Il était seul ; il attendit éperdu, comme au milieu d'une catastrophe. Une porte s'ouvrit. Un homme parut. Il était grand, grave, un peu gros, en redingote noire. Il montra un siège de la main. François Tessier s'assit, puis, d'une voix haletante — Monsieur... monsieur... je ne sais pas si vous connaissez mon nom... si vous savez... M. Flamel l'interrompit — C'est inutile, monsieur, je sais. Ma femme m'a parlé de vous. Il avait le ton digne d'un homme bon qui veut être sévère, et une majesté bourgeoise d'honnête homme. François Tessier reprit — Eh bien, monsieur, voilà. Je meurs de chagrin, de remords, de honte. Et je voudrais une fois, rien qu'une fois, embrasser... l'enfant... M. Flamel se leva, s'approcha de la cheminée, sonna. La bonne parut. Il dit — Allez me chercher Louis. Elle sortit. Ils restèrent face à face, muets, n'ayant plus rien à se dire, attendant. Et, tout à coup, un petit garçon de dix ans se précipita dans le salon, et courut à celui qu'il croyait son père. Mais il s'arrêta, confus, en apercevant un étranger. M. Flamel le baisa sur le front, puis lui dit — Maintenant, embrasse monsieur, mon chéri. Et l'enfant s'en vint gentiment, en regardant cet inconnu. François Tessier s'était levé. Il laissa tomber son chapeau, prêt à choir lui-même. Et il contemplait son fils. M. Flamel, par délicatesse, s'était détourné, et il regardait par la fenêtre, dans la rue. L'enfant attendait, tout surpris. Il ramassa le chapeau et le rendit à l'étranger. Alors François, saisissant le petit dans ses bras, se mit à l'embrasser follement à travers tout son visage, sur les yeux, sur les joues, sur la bouche, sur les cheveux. Le gamin, effaré par cette grêle de baisers, cherchait à les éviter, détournait la tête, écartait de ses petites mains les lèvres goulues de cet homme. Mais François Tessier, brusquement, le remit à terre. Il cria — Adieu ! adieu ! Et il s'enfuit comme un voleur.
Adieu est un roman d'Honoré de Balzac, qui, dans la Comédie Humaine, est rangé dans les série des Etudes philosophiques.On peut s'étonner que le récit suivant n'ait pas été placé par Balzac dans les Scènes de la vie militaire.Il parut pour la première fois sous le titre de Souvenirs soldatesques, dans La Mode du 15 mai et du 5 juin 1830.
Paroles de la chanson Adieu Adieu par Luc Barney Elle me chasse... qu'ai-je entendu? Elle ne manque pas d'audace J'suis balancé tout comme un malotru Et je perds mon amour et ma place Elle est cruelle mais son dédain Me donne une ardeur nouvelle Oui tu verras et dès demain Ce que peut faire un larbin. Refrain Adieu, adieu Je pars sans détourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d'moi Adieu, adieu Je prouverai sous d'autres cieux En Chine, au Texas, Que j'ai tout pour être un as Je n'sais pas très bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au Pôle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pédicure chez Rockefeller Mais je s'rai bientôt millionnaire Adieu, adieu, N'vous en faites pas pour moi Messieurs, le p'tit Léopold Nag'ra bientôt dans l'Pactol'. De par le monde dans tous les coins Il est des brunes et des blondes Qui s'ront très fières de m'avoir pour conjoint Je ne m'en fais pas une seconde Comme en Turquie font les Pachas Quand ils ont des insomnies Je n'aurai qu'à choisir dans l'tas Et j'oublierai Joséfa. Refrain 2 Adieu, adieu Je pars sans détourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d'moi Adieu, adieu Je prouverai sous d'autres cieux En Chine, au Texas, Que j'ai tout pour être un as Je n'sais pas très bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au Pôle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pédicure chez Rockefeller Mais je s'rai bientôt millionnaire Adieu, adieu, N'vous en faites pas pour moi Messieurs, le p'tit Léopold Nag'ra bientôt dans l'Pactol'. Si vous voulez Des nouvelles de mon moral Vous en trouv'rez En première page dans votr' journal.
Oui tu verras, et dès demain, Ce que peut faire un larbin (refrain) Adieu adieu ! Je pars sans détourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d' moi Adieu adieu ! Je
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Ensemble nous avons connu, Vécu des jours heureux, Le moment est venu De se faire un dernier adieu, Sans une larme qui coule, Sans détourner les yeux. Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour Je garderai jusqu’à l’ultime souffle de ma vie Un souvenir de nous d’un passé tendre et de folie Comme un jardin secret hanté de nostalgie Mon fol, mon fol amour, mon fol amour Ici ou là tant d’aventures on se rencontrera Ayant refait nos vies dans d’autres bras Je revivrai les moments forts d’un passé mort sans toi Sans toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour On peut chasser le passé d’un revers de la main Ni l’effacer de nos pensées Du jour au lendemain l’amour creuse un sillon profond dans les cœurs orphelins Mon fol amour, mon fol amour Mon merveilleux et délirant compagnon de parcours De ces saisons de nos passions Des bons et mauvais jours Qui survivront graver dans le ciment de l’inconscient de nos serments Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour Amour tu m’as pris de là les milles choses ignorées Et tu as pris mes années tendres mes belles années Moi souvient t’en, je t’ai aussi, sans rien te demander en retour Tout donner à mon tour, toi mon fol amour, toi mon fol amour Toi mon fol amour, Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour
Jesuis balancé tout comme un malotru Et je perds mon amour et ma place ! Elle est cruelle mais son dédain Me donne une ardeur nouvelle Oui, tu verras, et dès demain, Ce que peut faire un
9 mars 2015 1 09 /03 /mars /2015 1702 Je m'en veux j'ai encore été poser mes pieds chez Paul Edel, alors que... Je ne comprends toujours pas ou bien, j'ai peur de trop comprendre ce qui s'est passé avec ce type, enfin, cet "homme de lettres" à croire que les hommes de l'être ne sont, en fait, que ceux de l'avoir.
Adieu adieu! Je pars sans détourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d’ moi Adieu, adieu! Je prouverai sous d’autres cieux En Chine, au Texas, Que j’ai tout pour être un as
William Shakespeare Roméo et Juliette Traduction par François-Victor Hugo . CHÅ’UR. Deux familles, égales en noblesse, Dans la belle Vérone, où nous plaçons notre scène, Sont entraÃnées par d’anciennes rancunes à des rixes nouvelles Où le sang des citoyens souille les mains des citoyens. Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies A pris naissance, sous des étoiles contraires, un couple d’amoureux Dont la ruine néfaste et lamentable Doit ensevelir dans leur tombe l’animosité de leurs parents. Les terribles péripéties de leur fatal amour Et les effets de la rage obstinée de ces familles Que peut seule apaiser la mort de leurs enfants, Vont en deux heures être exposés sur notre scène. Si vous daignez nous écouter patiemment, Notre zèle s’efforcera de corriger notre insuffisance. Scène I [Vérone. Une place publique.] Entrent Samson et Grégoire, armés d’épées et de boucliers. SAMSON Grégoire, sur ma parole, nous ne supporterons pas leurs brocards. GRÉGOIRE Non, nous ne sommes pas gens à porter le brocart. SAMSON Je veux dire que, s’ils nous mettent en colère, nous allongeons le couteau. GRÉGOIRE Oui, mais prends garde qu’on ne t’allonge le cou tôt ou tard. SAMSON Je frappe vite quand on m’émeut. GRÉGOIRE Mais tu es lent à t’émouvoir. SAMSON Un chien de la maison de Montague m’émeut. GRÉGOIRE Qui est ému, remue ; qui est vaillant, tient ferme ; conséquemment, si tu es ému, tu lâches pied. SAMSON Quand un chien de cette maison-là m’émeut, je tiens ferme. Je suis décidé à prendre le haut du pavé sur tous les Montagues, hommes ou femmes. GRÉGOIRE Cela prouve que tu n’es qu’un faible drôle ; les faibles s’appuient toujours au mur. SAMSON C’est vrai ; et voilà pourquoi les femmes étant les vases les plus faibles, sont toujours adossées au mur ; aussi, quand j’aurai affaire aux Montagues, je repousserai les hommes du mur et j’y adosserai les femmes. GRÉGOIRE La querelle ne regarde que nos maÃtres et nous, leurs hommes. SAMSON N’importe ! je veux agir en tyran. Quand je me serai battu avec les hommes, je serai cruel avec les femmes. Il n’y aura plus de vierges ! GRÉGOIRE Tu feras donc sauter toutes leurs têtes ? SAMSON Ou tous leurs pucelages. Comprends la chose comme tu voudras. GRÉGOIRE Celles-là comprendront la chose, qui la sentiront. SAMSON Je la leur ferai sentir tant que je pourrai tenir ferme, et l’on sait que je suis un joli morceau de chair GRÉGOIRE Il est fort heureux que tu ne sois pas poisson ; tu aurais fait un pauvre merlan. Tire ton instrument ; en voici deux de la maison de Montague. Ils dégainent. Entrent Abraham et Balthazar. SAMSON Voici mon épée nue ; cherche-leur querelle ; je serai derrière toi. GRÉGOIRE Oui, tu te tiendras derrière pour mieux déguerpir. SAMSON Ne crains rien de moi. GRÉGOIRE De toi ? Non, morbleu. SAMSON Mettons la loi de notre côté et laissons-les commencer. GRÉGOIRE Je vais froncer le sourcil en passant près d’eux, et qu’ils le prennent comme ils le voudront. SAMSON C’est-à -dire comme ils l’oseront. Je vais mordre mon pouce en les regardant, et ce sera une disgrâce pour eux, s’ils le supportent 36. ABRAHAM, à Samson Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce, monsieur ? SAMSON Je mords mon pouce, monsieur. ABRAHAM Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce, monsieur ? SAMSON, bas, à Grégoire La loi est-elle de notre côté, si je dis oui ? GRÉGOIRE, bas, à Samson Non. SAMSON, haut, à Abraham Non, monsieur, ce n’est pas à votre intention que je mords mon pouce, monsieur ; mais je mords mon pouce, monsieur. GRÉGOIRE, à Abraham Cherchez-vous une querelle, monsieur ? ABRAHAM Une querelle, monsieur ? Non, monsieur ! SAMSON Si vous en cherchez une, monsieur, je suis votre homme. Je sers un maÃtre aussi bon que le vôtre. ABRAHAM Mais pas meilleur. SAMSON Soit, monsieur. Entre au fond du théâtre Benvolio, puis, à distance, derrière lui, Tybalt. GRÉGOIRE, à Samson Dis meilleur ! Voici un parent de notre maÃtre. SAMSON, à Abraham Si fait, monsieur, meilleur ! ABRAHAM Vous en avez menti. SAMSON Dégainez, si vous êtes hommes ! Tous se mettent en garde. Grégoire, souviens-toi de ta maÃtresse botte ! BENVOLIO, s’avançant, la rapière au poing. Séparez-vous, imbéciles ! rengainez vos épées ; vous ne savez pas ce que vous faites. Il rabat les armes des valets. TYBALT, s’élançant, l’épée nue, derrière Benvolio. — Quoi ! l’épée à la main, parmi ces marauds sans cÅ“ur ! — Tourne-toi, Benvolio, et fais face à ta mort. BENVOLIO, à Tybalt. — Je ne veux ici que maintenir la paix ; rengaine ton épée, — ou emploie-la, comme moi, à séparer ces hommes. TYBALT — Quoi, l’épée à la main, tu parles de paix ! Ce mot, je le hais, — comme je hais l’enfer, tous les Montagues et toi. — À toi, lâche ! Tous se battent. D’autres partisans des deux maisons arrivent et se joignent à la mêlée. Alors arrivent des citoyens armés de bâtons 37. PREMIER CITOYEN — À l’œuvre les bâtons, les piques, les pertuisanes ! Frappez ! Écrasez-les ! — À bas les Montagues ! à bas les Capulets ! Entrent Capulet, en robe de chambre, et lady Capulet. CAPULET — Quel est ce bruit ?… Holà ! qu’on me donne ma grande épée. LADY CAPULET — Non ! une béquille ! une béquille !… Pourquoi demander une épée ? CAPULET — Mon épée, dis-je ! le vieux Montague arrive — et brandit sa rapière en me narguant ! Entrent Montague, l’épée à la main, et lady Montague. MONTAGUE — À toi, misérable Capulet !… Ne me retenez pas ! lâchez-moi. LADY MONTAGUE, le retenant. — Tu ne feras pas un seul pas vers ton ennemi 38. Entre le prince, avec sa suite. LE PRINCE — Sujets rebelles, ennemis de la paix !— profanateurs qui souillez cet acier par un fratricide !… — Est-ce qu’on ne m’entend pas ?… Holà ! vous tous, hommes ou brutes, qui éteignez la flamme de votre rage pernicieuse — dans les flots de pourpre échappés de vos veines, — sous peine de torture, obéissez ! Que vos mains sanglantes — jettent à terre ces épées trempées dans le crime, — et écoutez la sentence de votre prince irrité ! Tous les combattants s’arrêtent. — Trois querelles civiles, nées d’une parole en l’air, ont déjà troublé le repos de nos rues, — par ta faute, vieux Capulet, et par la tienne, Montague ; — trois fois les anciens de Vérone, — dépouillant le vêtement grave qui leur sied, — ont dû saisir de leurs vieilles mains leurs vieilles pertuisanes, — gangrenées par la rouille, pour séparer vos haines gangrenées. — Si jamais vous troublez encore nos rues, — votre vie payera le dommage fait à la paix. — Pour cette fois, que tous se retirent. — Vous, Capulet, venez avec moi ; — et vous, Montague, vous vous rendrez cette après-midi, — pour connaÃtre notre décision ultérieure sur cette affaire, — au vieux château de Villafranca, siège ordinaire de notre justice. — Encore une fois, sous peine de mort, que tous se séparent 39 ! Tous sortent, excepté Montague, lady Montague et Benvolio. MONTAGUE — Qui donc a réveillé cette ancienne querelle ? — Parlez, neveu, étiez-vous là quand les choses ont commencé ? BENVOLIO — Les gens de votre adversaire et les vôtres se battaient ici à outrance quand je suis arrivé ; — j’ai dégainé pour les séparer ; à l’instant même est survenu — le fougueux Tybalt, l’épée haute, — vociférant ses défis à mon oreille, — en même temps qu’il agitait sa lame autour de sa tête et pourfendait l’air —qui narguait son impuissance par un sifflement. — Tandis que nous échangions les coups et les estocades, — sont arrivés des deux côtés de nouveaux partisans qui ont combattu — jusqu’à ce que le prince soit venu les séparer 40. LADY MONTAGUE — Oh ! où est donc Roméo ? l’avez-vous vu aujourd’hui ? — Je suis bien aise qu’il n’ait pas été dans cette bagarre. BENVOLIO — Madame, une heure avant que le soleil sacré — perçât la vitre d’or de l’Orient, — mon esprit agité m’a entraÃné à sortir ; — tout en marchant dans le bois de sycomores — qui s’étend à l’ouest de la ville, — j’ai vu votre fils qui s’y promenait déjà ; — je me suis dirigé vers lui, mais, à mon aspect, — il s’est dérobé dans les profondeurs du bois. — Pour moi, jugeant de ses émotions par les miennes, — qui ne sont jamais aussi absorbantes que quand elles sont solitaires, — j’ai suivi ma fantaisie sans poursuivre la sienne, —et j’ai évité volontiers qui me fuyait si volontiers 41. MONTAGUE — Voilà bien des matinées 42 qu’on l’a vu là — augmenter de ses larmes la fraÃche rosée du matin — et à force de soupirs ajouter des nuages aux nuages. — Mais, aussitôt que le vivifiant soleil — commence, dans le plus lointain orient, à tirer — les rideaux ombreux du lit de l’Aurore, — vite mon fils accablé fuit la lumière, il rentre, — s’emprisonne dans sa chambre, — ferme ses fenêtres, tire le verrou sur le beau jour, — et se fait une nuit artificielle. — Ah ! cette humeur sombre lui sera fatale, — si de bons conseils n’en dissipent la cause. BENVOLIO — Cette cause, la connaissez-vous, mon noble oncle ? MONTAGUE — Je ne la connais pas et je n’ai pu l’apprendre de lui. BENVOLIO — Avez-vous insisté près de lui suffisamment ? MONTAGUE — J’ai insisté moi-même, ainsi que beaucoup de mes amis ; — mais il est le seul conseiller de ses passions ; — il est l’unique confident de lui-même, confident peu sage peut-être, — mais aussi secret, aussi impénétrable, — aussi fermé à la recherche et à l’examen — que le bouton qui est rongé par un ver jaloux — avant de pouvoir épanouir à l’air ses pétales embaumés — et offrir sa beauté au soleil ! — Si seulement nous pouvions savoir d’où lui viennent ces douleurs, — nous serions aussi empressés pour les guérir que pour les connaÃtre. Roméo paraÃt à distance. BENVOLIO — Tenez, le voici qui vient. Éloignez-vous, je vous prie, — ou je connaÃtrai ses peines, ou je serai bien des fois refusé. MONTAGUE — Puisses-tu, en restant, être assez heureux — pour entendre une confession complète !… Allons, madame, partons ! Sortent Montague et lady Montague. BENVOLIO — Bonne matinée, cousin ! ROMÉO — Le jour est-il si jeune encore ? BENVOLIO — Neuf heures viennent de sonner. ROMÉO Oh ! que les heures tristes semblent longues ! — N’est-ce pas mon père qui vient de partir si vite ? BENVOLIO — C’est lui-même. Quelle est donc la tristesse qui allonge les heures de Roméo ? ROMÉO — La tristesse de ne pas avoir ce qui les abrégerait. BENVOLIO — Tu es amoureux ? ROMÉO Je suis éperdu… BENVOLIO D’amour ! ROMÉO — Des dédains de celle que j’aime. BENVOLIO — Hélas ! faut-il que l’amour, si doux en apparence, — soit si tyrannique et si cruel à l’épreuve ? ROMÉO — Hélas ! faut-il que l’amour, malgré le bandeau qui l’aveugle, — trouve toujours, sans y voir, un chemin vers son but 43 !… — Où dÃnerons-nous !… Ô mon Dieu !… Quel était ce tapage ?… — Mais non, ne me le dis pas, car je sais tout ! — Ici on a beaucoup à faire avec la haine, mais plus encore avec l’amour… — Amour ! Ô tumultueux amour ! Ô amoureuse haine ! — Ô tout, créé de rien ! — Ô lourde légèreté ! vanité sérieuse ! — Informe chaos de ravissantes visions ! — Plume de plomb, lumineuse fumée, feu glacé, santé maladive ! — Sommeil toujours éveillé qui n’est pas ce qu’il est ! — Voilà l’amour que je sens et je n’y sens pas d’amour… — Tu ris, n’est-ce pas ? BENVOLIO Non, cousin je pleurerais plutôt. ROMÉO — Bonne âme !… et de quoi ? BENVOLIO De voir ta bonne âme si accablée. ROMÉO Oui, tel est l’effet de la sympathie. — La douleur ne pesait qu’à mon cÅ“ur, et tu veux l’étendre sous la pression — de la tienne cette affection que tu me montres ajoute une peine de plus à l’excès de mes peines. — L’amour est une fumée de soupirs ; — dégagé, c’est une flamme qui étincelle aux yeux des amants ; — comprimé, c’est une mer qu’alimentent leurs larmes 44. — Qu’est-ce encore ? La folle la plus raisonnable, — une suffocante amertume, une vivifiante douceur !… — Au revoir, mon cousin. Il va pour sortir. BENVOLIO Doucement, je vais vous accompagner — vous me faites injure en me quittant ainsi. ROMÉO — Bah ! je me suis perdu moi-même ; je ne suis plus ici ; — ce n’est pas Roméo que tu vois, il est ailleurs. BENVOLIO — Dites-moi sérieusement qui vous aimez. ROMÉO — Sérieusement ? Roméo ne peut le dire qu’avec des sanglots. BENVOLIO Avec des sanglots ? non ! — Dites-le-moi sérieusement. ROMÉO — Dis donc à un malade de faire sérieusement son testament ! — Ah ! ta demande s’adresse mal à qui est si mal ! — Sérieusement, cousin, j’aime une femme. BENVOLIO — En le devinant, j’avais touché juste. ROMÉO — Excellent tireur !… j’ajoute qu’elle est d’une éclatante beauté. BENVOLIO — Plus le but est éclatant, beau cousin, plus il est facile à atteindre. ROMÉO — Ce trait-là frappe à côté ; car elle est hors d’atteinte — des flèches de Cupidon ; elle a le caractère de Diane ; — armée d’une chasteté à toute épreuve, — elle vit à l’abri de l’arc enfantin de l’Amour ; — elle ne se laisse pas assiéger en termes amoureux, — elle se dérobe au choc des regards provocants 45 — et ferme son giron à l’or qui séduirait une sainte. — Oh ! elle est riche en beauté, misérable seulement — en ce que ses beaux trésors doivent mourir avec elle 46! BENVOLIO — Elle a donc juré de vivre toujours chaste ? ROMÉO — Elle l’a juré, et cette réserve produit une perte immense. — En affamant une telle beauté par ses rigueurs, — elle en déshérite toute la postérité. — Elle est trop belle, trop sage, trop sagement belle, — car elle mérite le ciel en faisant mon désespoir. — Elle a juré de n’aimer jamais, et ce serment — me tue en me laissant vivre, puisque c’est un vivant qui te parle. BENVOLIO — Suis mon conseil ; cesse de penser à elle. ROMÉO — Oh ! apprends-moi comment je puis cesser de penser. BENVOLIO — En rendant la liberté à tes yeux — examine d’autres beautés. ROMÉO Ce serait le moyen — de rehausser encore ses grâces exquises. — Les bienheureux masques qui baisent le front des belles, — ne servent, par leur noirceur, qu’à nous rappeler la blancheur qu’ils cachent. — L’homme frappé de cécité ne saurait oublier — le précieux trésor qu’il a perdu avec la vue. — Montre-moi la plus charmante maÃtresse — que sera pour moi sa beauté, sinon une page — où je pourrai lire le nom d’une beauté plus charmante encore ? — Adieu tu ne saurais m’apprendre à oublier. BENVOLIO — J’achèterai ce secret-là , dussé-je mourir insolvable ! Ils sortent. Scène II [Devant la maison de Capulet.] Entrent Capulet, Paris et le Clown. CAPULET — Montague est lié comme moi, — et sous une égale caution. Il n’est pas bien difficile, je pense, — à des vieillards comme nous de garder la paix 47. PARIS — Vous avez tous deux la plus honorable réputation ; — et c’est pitié que vous ayez vécu si longtemps en querelle… Mais maintenant, monseigneur, que répondez-vous à ma requête ? CAPULET — Je ne puis que redire ce que j’ai déjà dit. — Mon enfant est encore étrangère au monde ; — elle n’a pas encore vu la fin de ses quatorze ans — laissons deux étés encore se flétrir dans leur orgueil, — avant de la juger mûre pour le mariage. PARIS — De plus jeunes qu’elles sont déjà d’heureuses mères. CAPULET — Trop vite étiolées sont ces mères trop précoces… — La terre a englouti toutes mes espérances ; Juliette seule, — Juliette est la reine espérée de ma terre. — Courtisez-la, gentil Pâris, obtenez son cÅ“ur ; — mon bon vouloir n’est que la conséquence de son assentiment ; — si vous lui agréez, c’est de son choix — que dépendent mon approbation et mon plein consentement… 48 — Je donne ce soir une fête, consacrée par un vieil usage, — à laquelle j’invite ceux que j’aime ; vous — serez le très-bienvenu, si vous voulez être du nombre. — Ce soir, dans ma pauvre demeure, attendez-vous à contempler — des étoiles qui, tout en foulant la terre, éclipseront la clarté des cieux. — Les délicieux transports qu’éprouvent les jeunes galants — alors qu’Avril tout pimpant arrive sur les talons — de l’imposant hiver, vous les ressentirez — ce soir chez moi, au milieu de ces fraÃches beautés en bouton. — Écoutez-les toutes, voyez-les toutes, — et donnez la préférence à celle qui la méritera. — Ma fille sera une de celles que vous verrez, — et, si elle ne se fait pas compter elle peut du moins faire nombre. — Allons, venez avec moi… Au clown. Holà , maraud ! tu vas te démener — à travers notre belle Vérone ; tu iras trouver les personnes — dont les noms sont écrits ici, et tu leur diras — que ma maison et mon hospitalité sont mises à leur disposition. Il remet un papier au clown et sort avec Pâris. LE CLOWN, seul, les yeux fixés sur le papier. Trouver les gens dont les noms sont écrits ici 249? Il est écrit… que le cordonnier doit se servir de sa verge, le tailleur de son alêne, le pêcheur de ses pinceaux et le peintre de ses filets ; mais moi, on veut que j’aille trouver les personnes dont les noms sont écrits ici, quand je ne peux même pas trouver quels noms a écrits ici l’écrivain ! Il faut que je m’adresse aux savants… Heureuse rencontre ! Entrent Benvolio et Roméo. BENVOLIO — Bah ! mon cher, une inflammation éteint une autre inflammation ; — une peine est amoindrie par les angoisses d’une autre peine. — La tête te tourne-t-elle ? — tourne en sens inverse, et tu te remettras… — Une douleur désespérée se guérit par les langueurs d’une douleur nouvelle ; — que tes regards aspirent un nouveau poison, — et l’ancien perdra son action vénéneuse. ROMÉO, ironiquement. — La feuille de plantain est excellente pour cela 50. BENVOLIO — Pour quoi, je te prie ? ROMÉO Pour une jambe cassée. BENVOLIO — Ça, Roméo, es-tu fou ? ROMÉO — Pas fou précisément, mais lié plus durement qu’un fou ; je suis tenu en prison, mis à la diète, — flagellé, tourmenté et… Au clown. Bonsoir, mon bon ami. LE CLOWN Dieu vous donne le bonsoir !… Dites-moi, monsieur savez-vous lire ? ROMÉO Oui, ma propre fortune dans ma misère. LE CLOWN Peut-être avez-vous appris ça sans livre ; mais, dites-moi, savez-vous lire le premier écrit venu ? ROMÉO Oui, si j’en connais les lettres et la langue. LE CLOWN Vous parlez congrûment. Le ciel vous tienne en joie ! Il va pour se retirer. ROMÉO, le rappelant. Arrête, l’ami, je sais lire. Il prend le papier des mains du valet et lit  Le signor Martino, sa femme et ses filles ; le comte Anselme et ses charmantes sÅ“urs ; la veuve du signor Vitruvio ; le signor Placentio et ses aimables nièces ; Mercutio et son frère Valentin ; mon oncle Capulet, sa femme et ses filles ; ma jolie nièce Rosaline ; Livia ; le signor Valentio et son cousin Tybalt ; Lucio et la vive Héléna. » Rendant le papier. Voilà une belle assemblée. Où doit-elle se rendre ? LE CLOWN Là -haut. ROMÉO Où cela ? LE CLOWN Chez nous, à souper. ROMÉO Chez qui ? LE CLOWN Chez mon maÃtre. ROMÉO J’aurais dû commencer par cette question. LE CLOWN Je vais tout vous dire sans que vous le demandiez mon maÃtre est le grand et riche Capulet ; si vous n’êtes pas de la maison des Montagues, je vous invite à venir chez nous faire sauter un cruchon de vin… Dieu vous tienne en joie ! Il sort. BENVOLIO — C’est l’antique fête des Capulets ; — la charmante Rosaline, celle que tu aimes tant, y soupera, — ainsi que toutes les beautés admirées de Vérone ; — vas-y, puis, d’un Å“il impartial, — compare son visage à d’autres que je te montrerai, — et je te ferai convenir que ton cygne n’est qu’un corbeau. ROMÉO — Si jamais mon regard, en dépit d’une religieuse dévotion, — proclamait un tel mensonge, que mes larmes se changent en flammes ! — et que mes yeux, restés vivants, quoique tant de fois noyés, — transparents hérétiques, soient brûlés comme imposteurs ! — Une femme plus belle que ma bien-aimée ! Le soleil qui voit tout — n’a jamais vu son égale depuis qu’a commencé le monde ! BENVOLIO — Bah ! vous l’avez vue belle, parce que vous l’avez vue seule ; pour vos yeux, elle n’avait d’autre contrepoids qu’elle-même ; — mais, dans ces balances cristallines, mettez votre — bien-aimée en regard de telle autre beauté — que je vous montrerai toute brillante à cette fête, — et elle n’aura plus cet éclat qu’elle a pour vous aujourd’hui. ROMÉO — Soit ! J’irai, non pour voir ce que tu dis, mais pour jouir de la splendeur de mon adorée. Ils sortent. Scène III. [Dans la maison de Capulet.] Entrent Lady Capulet et la Nourrice. LADY CAPULET — Nourrice, où est ma fille ? Appelle-la. LA NOURRICE — Eh ! par ma virginité de douze ans, je lui ai dit de venir… Appelant. Allons, mon agneau ! Allons, mon oiselle ! Dieu me pardonne !… Où est donc cette fille ?… Allons, Juliette ! Entre Juliette. JULIETTE — Eh bien, qui m’appelle ? LA NOURRICE Votre mère. JULIETTE — Me voici, madame. — Quelle est votre volonté ? LADY CAPULET Voici la chose… Nourrice, laisse-nous un peu ; — nous avons à causer en secret… La nourrice va pour sortir. Non, reviens, nourrice ; — je me suis ravisée, tu assisteras à notre conciliabule. — Tu sais que ma fille est d’un joli âge. LA NOURRICE — Ma foi, je puis dire son âge à une heure près. LADY CAPULET — Elle n’a pas quatorze ans. LA NOURRICE Je parierais quatorze de mes dents, — et, à ma grande douleur je n’en ai plus que quatre, — qu’elle n’a pas quatorze ans… Combien y a-t-il d’ici à la Saint-Pierre-ès-Liens. LADY CAPULET Une quinzaine au moins ? LA NOURRICE — Au moins ou au plus, n’importe ! — Entre tous les jours de l’année, c’est précisément — la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens qu’elle aura quatorze ans. Susanne et elle, Dieu garde toutes les âmes chrétiennes ! — étaient du même âge… Oui, à présent, Susanne est avec Dieu ; elle était trop bonne pour moi ; mais, comme je disais, — la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens elle aura quatorze ans ; — elle les aura, ma parole. Je m’en souviens bien. — Il y a maintenant onze ans du tremblement de terre ; — et elle fut sevrée, je ne l’oublierai jamais, — entre tous les jours de l’année, précisément ce jour-là ; — car j’avais mis de l’absinthe au bout de mon sein, — et j’étais assise au soleil contre le mur du pigeonnier ; — Monseigneur et vous, vous étiez alors à Mantoue… — Oh ! j’ai le cerveau solide !… Mais, comme je disais, — dès qu’elle eut goûté l’absinthe au bout — de mon sein et qu’elle en eut senti l’amertume, il fallait voir comme la petite folle, — toute furieuse, s’est emportée contre le téton ! — Tremble, fit le pigeonnier ; il n’était pas besoin, je vous jure, — de me dire de décamper… — Et il y a onze ans de ça ; — car alors elle pouvait se tenir toute seule ; oui, par la sainte croix, elle pouvait courir et trottiner tout partout ; — car, tenez, la veille même, elle s’était cogné le front ; — et alors mon mari, Dieu soit avec son âme ! — c’était un homme bien gai ! releva l’enfant — Oui-dà , dit-il, tu tombes sur la face ? — Quand tu auras plus d’esprit, tu tomberas sur le dos ; — n’est-ce pas, Juju ? Et, par Notre Dame, — la petite friponne cessa de pleurer et dit Oui ! — Voyez donc à présent comme une plaisanterie vient à point ! — Je garantis que, quand je vivrais mille ans, — je n’oublierais jamais ça N’est-ce pas, Juju ? fit-il ; — et la petite folle s’arrêta et dit Oui ! LADY CAPULET — En voilà assez ; je t’en prie, tais-toi. LA NOURRICE — Oui, madame ; pourtant je ne peux pas m’empêcher de rire — quand je songe qu’elle cessa de pleurer et dit Oui ! — Et pourtant je garantis qu’elle avait au front une bosse aussi grosse qu’une coque de jeune poussin — un coup terrible ! et elle pleurait amèrement. — Oui-dà , fit mon mari, tu tombes sur la face ? — Quand tu seras d’âge, tu tomberas sur le dos ; n’est-ce pas, Juju ? Et elle s’arrêta et dit Oui 51! JULIETTE — Arrête-toi donc aussi, je t’en prie, nourrice ! LA NOURRICE — Paix ! j’ai fini. Que Dieu te marque de sa grâce ! — Tu étais le plus joli poupon que j’aie jamais nourri ; — si je puis vivre pour te voir marier un jour, je serai satisfaite. LADY CAPULET — Voilà justement le sujet — dont je viens l’entretenir… Dis-moi, Juliette, ma fille, — quelle disposition te sens-tu pour le mariage ? JULIETTE — C’est un honneur auquel je n’ai pas même songé. LA NOURRICE — Un honneur ! Si je n’étais pas ton unique nourrice, — je dirais que tu as sucé la sagesse avec le lait. LADY CAPULET — Eh bien, songez au mariage, dès à présent ; de plus jeunes que vous, — dames fort estimées, ici à Vérone même, — sont déjà devenues mères ; si je ne me trompe, — j’étais mère moi-même avant l’âge — où vous êtes fille encore. En deux mots, voici le vaillant Pâris vous recherche pour sa fiancée 52. LA NOURRICE — Voilà un homme, ma jeune dame ! un homme — comme le monde entier… Quoi ! c’est un homme en cire ! LADY CAPULET — Le parterre de Vérone n’offre pas une fleur pareille. LA NOURRICE — Oui, ma foi, il est la fleur du pays, la fleur par excellence 53. LADY CAPULET — Qu’en dites-vous ? Pourriez-vous aimer ce gentilhomme ? Ce soir vous le verrez à notre fête ; — lisez alors sur le visage du jeune Pâris, — et observez toutes les grâces qu’y a tracées la plume de la beauté ; — examinez ces traits si bien mariés, — et voyez quel charme chacun prête à l’autre ; — si quelque chose reste obscur en cette belle page, — vous le trouverez éclairci sur la marge de ses yeux. — Ce précieux livre d’amour, cet amant jusqu’ici détaché, — pour être parfait, n’a besoin que d’être relié !… — Le poisson brille sous la vague, et c’est la splendeur suprême — pour le beau extérieur de recéler le beau intérieur ; — aux yeux de beaucoup, il n’en est que plus magnifique, le livre — qui d’un fermoir d’or étreint la légende d’or ! — Ainsi, en l’épousant, vous aurez part à tout ce qu’il possède, — sans que vous-même soyez en rien diminuée. LA NOURRICE — Elle, diminuer ! Elle grossira, bien plutôt. Les femmes s’arrondissent auprès des hommes ! LADY CAPULET, à Juliette. — Bref, dites-moi si vous répondrez à l’amour de Pâris. JULIETTE — Je verrai à l’aimer, s’il suffit de voir pour aimer — mais mon attention à son égard ne dépassera pas — la portée que lui donneront vos encouragements. Entre un valet. LE VALET Madame, les invités sont venus, le souper est servi ; on vous appelle ; on demande mademoiselle ; on maudit la nourrice à l’office ; et tout est terminé. Il faut que je m’en aille pour servir ; je vous en conjure, venez vite. LADY CAPULET — Nous te suivons, Juliette, le comte nous attend. LA NOURRICE — Va, fillette, va ajouter d’heureuses nuits à tes heureux jours. Tous sortent. Scène IV [Une place sur laquelle est située la maison de Capulet.] Entrent Roméo, costumé en pélerin ; Mercutio, Benvolio, avec cinq ou six masques ; des gens portant des torches et des musiciens. ROMÉO — Voyons, faut-il prononcer un discours pour nous excuser — ou entrer sans apologie ? BENVOLIO — Ces harangues prolixes ne sont plus de mode. — Nous n’aurons pas de Cupidon aux yeux bandés d’une écharpe, portant un arc peint à la tartare, — et faisant fuir les dames comme un épouvantail ; pas de prologue appris par cÅ“ur et mollement débité — à l’aide d’un souffleur pour préparer notre entrée. — Qu’ils nous estiment dans la mesure qu’il leur plaira ; — nous leur danserons une mesure, et nous partirons. ROMÉO — Qu’on me donne une torche ! Je ne suis pas en train de gambader ! — Sombre comme je suis, je veux porter la lumière 54. MERCUTIO — Ah ! mon doux Roméo, nous voulons que vous dansiez. ROMÉO — Non, croyez-moi vous avez tous la chaussure de bal — et le talon léger moi, j’ai une âme de plomb — qui me cloue au sol et m’ôte le talent de remuer. MERCUTIO — Vous êtes amoureux 55; empruntez à Cupidon ses ailes, — et vous dépasserez dans votre vol notre vulgaire essor. ROMÉO — Ses flèches m’ont trop cruellement blessé — pour que je puisse m’élancer sur ses ailes légères ; enchaÃné comme je le suis, — je ne saurais m’élever au-dessus d’une immuable douleur, je succombe sous l’amour qui m’écrase. MERCUTIO — Prenez le dessus et vous l’écraserez — le délicat enfant sera bien vite accablé par vous. ROMÉO — L’amour, un délicat enfant ! Il est brutal, — rude, violent ; il écorche comme l’épine. MERCUTIO — Si l’amour est brutal avec vous, soyez brutal avec lui ; — écorchez l’amour qui vous écorche, et vous le dompterez. Aux valets. — Donnez-moi un étui à mettre mon visage ! Se masquant. — Un masque sur un masque ! Peu m’importe à présent — qu’un regard curieux cherche à découvrir mes laideurs ! — Voilà d’épais sourcils qui rougiront pour moi ! BENVOLIO — Allons, frappons et entrons ; aussitôt dedans, — que chacun ait recours à ses jambes 56! ROMÉO — À moi une torche ! Que les galants au cÅ“ur léger — agacent du pied la natte insensible. — Pour moi, je m’accommode d’une phrase de grand-père — je tiendrai la chandelle et je regarderai… — À vos brillants ébats mon humeur noire ferait tache. MERCUTIO — Bah ! la nuit tous les chats sont gris ! — Si tu es en humeur noire, nous te tirerons, sauf respect, du bourbier — de cet amour où tu patauges — jusqu’aux oreilles… Allons vite. Nous usons notre éclairage de jour… ROMÉO — Comment cela ? MERCUTIO Je veux dire, messire, qu’en nous attardant — nous consumons nos lumières en pure perte, comme des lampes en plein jour… — Ne tenez compte que de ma pensée notre mérite est cinq fois dans notre intention pour une fois qu’il est dans notre bel esprit. ROMÉO — En allant à cette mascarade, nous avons bonne intention, — mais il y a peu d’esprit à y aller. MERCUTIO Peut-on demander pourquoi ? ROMÉO — J’ai fait un rêve cette nuit. MERCUTIO Et moi aussi. ROMÉO — Eh bien ! qu’avez-vous rêvé ? MERCUTIO Que souvent les rêveurs sont mis dedans ! ROMÉO — Oui, dans le lit où, tout en dormant, ils rêvent la vérité. MERCUTIO — Oh ! je le vois bien, la reine Mab vous a fait visite. — Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, — pas plus grande qu’une agate à l’index d’un alderman, — traÃnée par un attelage de petits atomes — à travers les nez des hommes qui gisent endormis. — Les rayons des roues de son char sont faits de longues pattes de faucheux ; — la capote, d’ailes de sauterelles ; — les rênes, de la plus fine toile d’araignée ; les harnais, d’humides rayons de lune. — Son fouet, fait d’un os de griffon, a pour corde un fil de la Vierge. — Son cocher est un petit cousin en livrée grise, — moins gros de moitié qu’une petite bête ronde — tirée avec une épingle du doigt paresseux d’une servante. — Son chariot est une noisette, vide, — taillée par le menuisier écureuil ou par le vieux ciron, — carrossier immémorial des fées. — C’est dans cet apparat qu’elle galope de nuit en nuit — à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d’amour, — sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies, — sur les doigts des gens de loi qui aussitôt rêvent d’honoraires, — sur les lèvres des dames qui rêvent de baisers aussitôt ! — Ces lèvres, Mab les crible souvent d’ampoules, irritée — de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade. — Tantôt elle galope sur le nez d’un solliciteur, — et vite il rêve qu’il flaire une place ; — tantôt elle vient avec la queue d’un cochon de la dÃme — chatouiller la narine d’un curé endormi, — et vite il rêve d’un autre bénéfice ; tantôt elle passe sur le cou d’un soldat, — et alors il rêve de gorges ennemies coupées, — de brèches, d’embuscades, de lames espagnoles, — de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours — battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s’éveille, — et, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, — et se rendort. C’est cette même Mab — qui, la nuit, tresse la crinière des chevaux — et dans les poils emmêlés durcit ces nÅ“uds magiques — qu’on ne peut débrouiller sans encourir malheur. — C’est la stryge qui, quand les filles sont couchées sur le dos, — les étreint et les habitue à porter leur charge — pour en faire des femmes à solide carrure. C’est elle 57… ROMÉO Paix, paix, Mercutio, paix. — Tu nous parles de riens ! MERCUTIO En effet, je parle des rêves, — ces enfants d’un cerveau en délire, — que peut seule engendrer l’hallucination, — aussi insubstantielle que l’air, — et plus variable que le vent qui caresse — en ce moment le sein glacé du nord, — et qui, tout à l’heure, s’échappant dans une bouffée de colère, — va se tourner vers le midi encore humide de rosée ! BENVOLIO — Ce vent dont vous parlez nous emporte hors de nous-mêmes — le souper est fini et nous arriverons trop tard. ROMÉO — Trop tôt, j’en ai peur ! Mon âme pressent — qu’une amère catastrophe, encore suspendue à mon étoile, aura pour date funeste — cette nuit de fête, et terminera — la méprisable existence contenue dans mon sein — par le coup sinistre d’une mort prématurée. — Mais que celui qui est le nautonnier de ma destinée — dirige ma voile !… En avant, joyeux amis ! BENVOLIO — Battez, tambours ! Ils sortent. Scène V [Une salle dans la maison de Capulet.] Entrent plusieurs valets. PREMIER VALET Où est donc Laterrine, qu’il ne m’aide pas à desservir ? Lui, soulever une assiette ! Lui, frotter une table ! Fi donc ! DEUXIÈME VALET Quand le soin d’une maison est confié aux mains d’un ou deux hommes, et que ces mains ne sont même pas lavées, c’est une sale chose. PREMIER VALET Dehors les tabourets !… Enlevez le buffet !… Attention à l’argenterie… À l’un de ses camarades. Mon bon, mets-moi de côté un massepain ; et, si tu m’aimes, dis au portier de laisser entrer Suzanne Lameule et Nelly… Antoine ! Laterrine ! TROISIEME VALET Voilà , mon garçon ! présent ! PREMIER VALET On vous attend, on vous appelle, on vous demande, on vous cherche dans la grande chambre. TROISIEME VALET Nous ne pouvons pas être ici et là … Vivement, mes enfants ; mettez-y un peu d’entrain, et que le dernier restant emporte tout 58. Ils se retirent. Entrent le vieux Capulet, puis, parmi la foule des convives, Tybalt, Juliette et la nourrice ; enfin, Roméo, accompagné de ses amis, tous masqués. Les valets vont et viennent. CAPULET — Messieurs, soyez les bienvenus ! Celles de ces dames qui ne sont pas — affligées de cors aux pieds vont vous donner de l’exercice !… Ah ! ah ! mes donzelles ! qui de vous toutes — refusera de danser à présent ? Celle qui fera la mijaurée, celle-là , — je jurerai qu’elle a des cors ! Eh ! je vous prends par l’endroit sensible, n’est-ce pas ? À de nouveaux arrivants. — Vous êtes les bienvenus, messieurs… J’ai vu le temps — où, moi aussi, je portais un masque et où je savais chuchoter à l’oreille des belles dames — de ces mots qui les charment ce temps-là n’est plus, il n’est plus, il n’est plus 59! À de nouveaux arrivants. — Vous êtes les bienvenus, messieurs… Allons, musiciens, jouez ! — Salle nette pour le bal ! Qu’on fasse place ! et en avant, jeunes filles ! La musique joue. Les danses commencent. Aux valets. — Encore des lumières, marauds. Redressez ces tables, — et éteignez le feu ; il fait trop chaud ici… À son cousin Capulet, qui arrive. — Ah ! mon cher, ce plaisir inespéré est d’autant mieux venu… — Asseyez-vous, asseyez-vous, bon cousin Capulet ; — car vous et moi, nous avons passé nos jours de danse. — Combien de temps y a-t-il depuis le dernier bal où vous et moi — nous étions masqués ? DEUXIÈME CAPULET Trente ans, par Notre-Dame ! PREMIER CAPULET — Bah ! mon cher ! pas tant que ça ! pas tant que ça ! — C’était à la noce de Lucentio. — Vienne la Pentecôte aussi vite qu’elle voudra, — il y aura de cela quelque vingt-cinq ans ; et cette fois nous étions masqués. DEUXIÈME CAPULET — Il y a plus longtemps, il y a plus longtemps son fils est plus âgé, messire ; — son fils a trente ans. PREMIER CAPULET Pouvez-vous dire ça ! — Son fils était encore mineur il y a deux ans 60. ROMÉO, à un valet, montrant Juliette. — Quelle est cette dame qui enrichit la main — de ce cavalier, là -bas ? LE VALET Je ne sais pas, monsieur. ROMÉO Oh ! elle apprend aux flambeaux à illuminer ! — Sa beauté est suspendue à la face de la nuit — comme un riche joyau à l’oreille d’une Éthiopienne ! — Beauté trop précieuse pour la possession, trop exquise pour la terre ! — Telle la colombe de neige dans une troupe de corneilles 61, — telle apparaÃt cette jeune dame au milieu de ses compagnes. — Cette danse finie, j’épierai la place où elle se tient, — et je donnerai à ma main grossière le bonheur de toucher la sienne. — Mon cÅ“ur a-t-il aimé jusqu’ici ? Non ; jurez-le, mes yeux ! — Car jusqu’à ce soir, je n’avais pas vu la vraie beauté. TYBALT, désignant Roméo. — Je reconnais cette voix ; ce doit être un Montague… À un page. — Va me chercher ma rapière, page ! Quoi ! le misérable ose — venir ici, couvert d’un masque grotesque, — pour insulter et narguer notre solennité ? — Ah ! par l’antique honneur de ma race, — je ne crois pas qu’il y ait péché à l’étendre mort ! PREMIER CAPULET — Eh bien ! qu’as-tu donc, mon neveu ? Pourquoi cette tempête ? TYBALT — Mon oncle, voici un Montague, un de nos ennemis, — un misérable qui est venu ici par bravade — insulter à notre soirée solennelle. PREMIER CAPULET — N’est-ce pas le jeune Roméo ? TYBALT C’est lui, ce misérable Roméo ! PREMIER CAPULET — Du calme, gentil cousin ! laisse-le tranquille ; — il a les manières du plus courtois gentilhomme ; — et, à dire vrai, Vérone est fière de lui, comme d’un jouvenceau vertueux et bien élevé. — Je ne voudrais pas, pour toutes les richesses de cette ville, — qu’ici, dans ma maison, il lui fût fait une avanie. — Aie donc patience, ne fais pas attention à lui, — c’est ma volonté ; si tu la respectes, — prends un air gracieux et laisse là cette mine farouche — qui sied mal dans une fête. TYBALT — Elle sied bien dès qu’on a pour hôte un tel misérable ; — je ne le tolérerai pas ! PREMIER CAPULET Vous le tolérerez ! — Qu’est-ce à dire, monsieur le freluquet ! J’entends que vous le tolériez… Allons donc ! — Qui est le maÃtre ici, vous ou moi ? Allons donc ! — Vous ne le tolérerez pas ! Dieu me pardonne ! Vous voulez soulever une émeute au milieu de mes hôtes ! — Vous voulez mettre le vin en perce ! vous voulez faire l’homme ! TYBALT — Mais, mon oncle, c’est une honte. PREMIER CAPULET Allons, allons, — vous êtes un insolent garçon. En vérité, — cette incartade pourrait vous coûter cher Je sais ce que je dis… — Il faut que vous me contrariiez !… Morbleu ! c’est le moment 62!… Aux danseurs. — À merveille, mes chers cÅ“urs !… À Tybalt. Vous êtes un faquin… — Restez tranquille, sinon… Aux valets. Des lumières ! encore des lumières ! par décence ! À Tybalt. — Je vous ferai rester tranquille, allez ! Aux danseurs. De l’entrain, mes petits cÅ“urs ! TYBALT — La patience qu’on m’impose lutte en moi avec une colère obstinée, — et leur choc fait trembler tous mes membres… — Je vais me retirer ; mais cette fureur rentrée, — qu’en ce moment on croit adoucie, se convertira en fiel amer. Il sort. ROMÉO, prenant la main de Juliette. — Si j’ai profané avec mon indigne main — cette châsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence — permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, — d’effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser. JULIETTE — Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main — qui n’a fait preuve en ceci que d’une respectueuse dévotion. — Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; — et cette étreinte est un pieux baiser. ROMÉO — Les saintes n’ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ? JULIETTE — Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière. ROMÉO — Oh ! alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. — Elles te prient ; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir. JULIETTE — Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières. ROMÉO — Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l’effet de ma prière. Il l’embrasse sur la bouche. — Vos lèvres ont effacé le péché des miennes. JULIETTE — Mes lèvres ont gardé pour elles le péché qu’elles ont pris des vôtres. ROMÉO — Vous avez pris le péché de mes lèvres ? Ô reproche charmant ! — Alors rendez-moi mon péché. Il l’embrasse encore. JULIETTE Vous avez l’art des baisers. LA NOURRICE, à Juliette. — Madame, votre mère voudrait vous dire un mot 63. Juliette se dirige vers lady Capulet. ROMÉO, à la nourrice. — Qui donc est sa mère ? LA NOURRICE Eh bien, bachelier, — sa mère est la maÃtresse de la maison, — une bonne dame, et sage et vertueuse ; — j’ai nourri sa fille, celle avec qui vous causiez ; — je vais vous dire celui qui parviendra à mettre la main sur elle — pourra faire sonner les écus. ROMÉO C’est une Capulet ! — Ô trop chère créance ! Ma vie est due à mon ennemie 64! BENVOLIO, à Roméo. — Allons, partons la fête est à sa fin. ROMÉO, à part. - Hélas ! oui, et mon trouble est à son comble. CAPULET, aux invités qui se retirent. - Çà , messieurs, n’allez pas nous quitter encore — nous avons un méchant petit souper qui se prépare… — Vous êtes donc décidés ?… Eh bien, alors je vous remercie tous… — Je vous remercie, honnêtes gentilshommes, bonne nuit 65. — Des torches par ici !… Allons, mettons-nous au lit ! A son cousin Capulet. — Ah ! ma foi, mon cher, il se fait tard — je vais me reposer. Tous sortent, excepté Juliette et la nourrice. JULIETTE — Viens ici, nourrice quel est ce gentilhomme, là -bas ? LA NOURRICE — C’est le fils et l’héritier du vieux Tibério. JULIETTE — Quel est celui qui sort à présent ? LA NOURRICE — Ma foi, je crois que c’est le jeune Pétruchio. JULIETTE, montrant Roméo. — Quel est cet autre qui suit et qui n’a pas voulu danser ? LA NOURRICE Je ne sais pas. JULIETTE — Va demander son nom. La nourrice s’éloigne un moment. S’il est marié, — mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial. LA NOURRICE, revenant. — Son nom est Roméo ; c’est un Montague, — le fils unique de votre grand ennemi. JULIETTE — Mon unique amour émane de mon unique haine ! — Je l’ai vu trop tôt sans le connaÃtre et je l’ai connu trop tard. — Il m’est né un prodigieux amour, puisque je dois aimer un ennemi exécré ! LA NOURRICE — Que dites-vous ? que dites-vous ? JULIETTE Une strophe que vient de m’apprendre — un de mes danseurs. Voix au-dehors appelant Juliette. LA NOURRICE Tout à l’heure ! tout à l’heure !… — Allons nous-en ; tous les étrangers sont partis. Entre le chÅ“ur. LE CHÅ’UR Maintenant, le vieil amour agonise sur son lit de mort, Et une passion nouvelle aspire à son héritage. Cette belle pour qui notre amant gémissait et voulait mourir, Comparée à la tendre Juliette, a cessé d’être belle. Maintenant Roméo est aimé de celle qu’il aime Et tous deux sont ensorcelés par le charme de leurs regards. Mais il a besoin de conter ses peines à son ennemie supposée, Et elle dérobe ce doux appât d’amour sur un hameçon dangereux. Traité en ennemi, Roméo ne peut avoir un libre accès Pour soupirer ces vÅ“ux que les amants se plaisent à prononcer, Et Juliette, tout aussi éprise, est plus impuissante encore À ménager une rencontre entre les amoureux. Mais la passion leur donne la force, et le temps, l’occasion De goûter ensemble d’ineffables joies dans d’ineffables transes. Il sort 66. Scène VI [Une route aux abords du jardin de Capulet.] Roméo entre précipitamment. ROMÉO, montrant le mur du jardin. — Puis-je aller plus loin, quand mon cÅ“ur est ici ? — En arrière, masse terrestre, et trouve ton centre. Il escalade le mur et disparaÃt. Entrent Mercutio et Benvolio. BENVOLIO — Roméo ! mon cousin Roméo ! MERCUTIO Il a fait sagement. — Sur ma vie, il s’est esquivé pour gagner son lit. BENVOLIO — Il a couru de ce côté et sauté par-dessus le mur de ce jardin. — Appelle-le, bon Mercutio. MERCUTIO Je ferai plus ; je vais le conjurer… — Roméo ! caprice ! frénésie ! passion ! amour ! — apparais-nous sous la forme d’un soupir ! — Dis seulement un vers, et je suis satisfait ! — Crie seulement hélas ! accouple seulement amour avec jour ! — Rien qu’un mot aimable pour ma commère Vénus ! — Rien qu’un sobriquet pour son fils, pour son aveugle héritier, — le jeune Abraham Cupido, celui qui visa si juste, — quand le roi Cophétua s’éprit de la mendiante 67!… — Il n’entend pas, il ne remue pas, il ne bouge pas. — Il faut que ce babouin-là soit mort évoquons-le 68. — Roméo, je te conjure par les yeux brillants de Rosaline, — par son front élevé et par sa lèvre écarlate, — par son pied mignon, par sa jambe svelte, par sa cuisse frémissante, — et par les domaines adjacents — apparais-nous sous ta propre forme ! BENVOLIO — S’il t’entend, il se fâchera. MERCUTIO — Cela ne peut pas le fâcher ; il se fâcherait avec raison, — si je faisais surgir dans le cercle de sa maÃtresse un démon — d’une nature étrange que je laisserais en arrêt — jusqu’à ce qu’elle l’eût désarmé par ses exorcismes. — Cela serait une offense mais j’agis en enchanteur — loyal et honnête ; et, au nom de sa maÃtresse, — c’est lui seul que je vais faire surgir. BENVOLIO — Allons ! il s’est enfoncé sous ces arbres — pour y chercher une nuit assortie à son humeur. — Son amour est aveugle, et n’est à sa place que dans les ténèbres. MERCUTIO — Si l’amour est aveugle, il ne peut pas frapper le but… — Sans doute Roméo s’est assis au pied d’un pêcher, — pour rêver qu’il le commet avec sa maÃtresse. — Bonne nuit, Roméo… Je vais trouver ma chère couchette ; — ce lit de camp est trop froid pour que j’y dorme. — Eh bien, partons-nous ? BENVOLIO Oui, partons ; car il est inutile — de chercher ici qui ne veut pas se laisser trouver 69. Ils sortent. Scène VII [Le jardin de Capulet. Sous les fenêtres de l’appartement de Juliette.] Entre Roméo. ROMÉO — Il se rit des plaies, celui qui n’a jamais reçu de blessures ! Apercevant Juliette qui apparaÃt à une fenêtre. — Mais doucement ! Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? — Voilà l’Orient, et Juliette est le soleil ! — Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, — qui déjà languit et pâlit de douleur, — parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu’elle-même ! — Ne sois plus sa prêtresse, puisqu’elle est jalouse de toi ; — sa livrée de vestale est maladive et blême, — et les folles seules la portent rejette-la !… — Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! — Oh ! si elle pouvait le savoir 70… — Que dit-elle ? Rien… Elle se tait… Mais non — son regard parle, et je veux lui répondre… Ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse. — Deux des plus belles étoiles du ciel, — ayant affaire ailleurs, adjurent ses yeux — de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu’à ce qu’elles reviennent. — Ah ! si les étoiles se substituaient à ses yeux, en même temps que ses yeux aux étoiles, — le seul éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, — comme le grand jour, une lampe ; et ses yeux, du haut du ciel, — darderaient une telle lumière à travers les régions aériennes, — que les oiseaux chanteraient, croyant que la nuit n’est plus. — Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main ! — Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! — Je toucherais sa joue ! JULIETTE Hélas ! ROMÉO Elle parle ! — Oh ! parle encore, ange resplendissant ! Car — tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tête, — comme le messager ailé du ciel, — quand aux yeux bouleversés — des mortels qui se rejettent en arrière pour le contempler, — il devance les nuées paresseuses — et vogue sur le sein des airs ! JULIETTE — Ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? — Renie ton père et abdique ton nom ; — ou, si tu ne le veux pas, jure de m’aimer, — et je ne serai plus une Capulet. ROMÉO, à part — Dois-je l’écouter encore ou lui répondre ? JULIETTE — Ton nom seul est mon ennemi. — Tu n’es pas un Montague, tu es toi-même 71. — Qu’est-ce qu’un Montague ? Ce n’est ni une main, ni un pied, — ni un bras, ni un visage, ni rien — qui fasse partie d’un homme… Oh ! sois quelque autre nom 72! — Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose — embaumerait autant sous un autre nom. — Ainsi, quand Roméo ne s’appellerait plus Roméo, — il conserverait encore les chères perfections qu’il possède 73… — Roméo, renonce à ton nom ; — et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, — prends-moi tout entière 74. ROMÉO Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour et je reçois un nouveau baptême désormais je ne suis plus Roméo. JULIETTE Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ? ROMÉO Je ne sais par quel nom t’indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m’est odieux à moi-même, parce qu’il est pour toi un ennemi si je l’avais écrit là , j’en déchirerais les lettres. JULIETTE Mon oreille n’a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j’en reconnais le son. N’es-tu pas Roméo et un Montague ? ROMÉO Ni l’un ni l’autre, belle vierge, si tu détestes l’un et l’autre. JULIETTE Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. Considère qui tu es ce lieu est ta mort, si quelqu’un de mes parents te trouve ici. ROMÉO J’ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l’amour car les limites de pierre ne sauraient arrêter l’amour, et ce que l’amour peut faire, l’amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi. JULIETTE S’ils te voient, ils te tueront. ROMÉO Hélas ! il y a plus de péril pour moi dans ton regard que dans vingt de leurs épées que ton Å“il me soit doux, et je suis à l’épreuve de leur inimitié. JULIETTE Je ne voudrais pas pour le monde entier qu’ils te vissent ici. ROMÉO J’ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue. D’ailleurs, si tu ne m’aimes pas, qu’ils me trouvent ici ! J’aime mieux ma vie finie par leur haine que ma mort différée sans ton amour. JULIETTE Quel guide as-tu donc eu pour arriver jusqu’ici ? ROMÉO L’amour, qui le premier m’a suggéré d’y venir il m’a prêté son esprit et je lui ai prêté mes yeux. Je ne suis pas un pilote ; mais, quand tu serais à la même distance que la vaste plage baignée par la mer la plus lointaine, je risquerais la traversée pour une denrée pareille. JULIETTE Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage ; sans cela, tu verrais une virginale couleur colorer ma joue, quand je songe aux paroles que tu m’as entendue dire cette nuit. Ah ! je voudrais rester dans les convenances ; je voudrais, je voudrais nier ce que j’ai dit. Mais adieu, les cérémonies ! M’aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur parole. Ne le jure pas tu pourrais trahir ton serment les parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter… Oh ! gentil Roméo, si tu m’aimes, proclame-le loyalement et si tu crois que je me laisse trop vite gagner je froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je te dirai non, pour que tu me fasses la cour autrement, rien au monde ne m’y déciderait… En vérité, beau Montague, je suis trop éprise, et tu pourrais croire ma conduite légère ; mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que celles qui savent mieux affecter la réserve. J’aurais été plus réservée, il faut que je l’avoue, si tu n’avais pas surpris, à mon insu, l’aveu passionné de mon amour pardonne-moi donc et n’impute pas à une légèreté d’amour cette faiblesse que la nuit noire t’a permis de découvrir. ROMÉO Madame, je jure par cette lune sacrée qui argente toutes ces cimes chargées de fruits !… JULIETTE Oh ! ne jure pas par la lune, l’inconstante lune dont le disque change chaque mois, de peur que ton amour ne devienne aussi variable ! ROMÉO Par quoi dois-je jurer ? JULIETTE Ne jure pas du tout ; ou, si tu le veux, jure par ton gracieux être, qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai. ROMÉO Si l’amour profond de mon cÅ“ur… JULIETTE Ah ! ne jure pas ! Quoique tu fasses ma joie, je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre rapprochement ; il est trop brusque, trop imprévu, trop subit, trop semblable à l’éclair qui a cessé d’être avant qu’on ait pu dire il brille !… Doux ami, bonne nuit ! Ce bouton d’amour, mûri par l’haleine de l’été, pourra devenir une belle fleur, à notre prochaine entrevue… Bonne nuit, bonne nuit ! Puisse le repos, puisse le calme délicieux qui est dans mon sein, arriver à ton cÅ“ur ! ROMÉO Oh ! vas-tu donc me laisser si peu satisfait ? JULIETTE Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit ? ROMÉO Le solennel échange de ton amour contre le mien. JULIETTE Mon amour ! je te l’ai donné avant que tu l’aies demandé. Et pourtant je voudrais qu’il fût encore à donner. ROMÉO Voudrais-tu me le retirer ? Et pour quelle raison, mon amour ? JULIETTE Rien que pour être généreuse et te le donner encore. Mais je désire un bonheur que j’ai déjà ma libéralité est aussi illimitée que la mer, et mon amour aussi profond plus je te donne, plus il me reste, car l’une et l’autre sont infinis. On entend la voix de la nourrice. J’entends du bruit dans la maison. Cher amour, adieu ! J’y vais, bonne nourrice !… Doux Montague, sois fidèle. Attends un moment, je vais revenir Elle se retire de la fenêtre. ROMÉO Ô céleste, céleste nuit ! J’ai peur, comme il fait nuit, que tout ceci ne soit qu’un rêve, trop délicieusement flatteur pour être réel. Juliette revient. JULIETTE Trois mots encore, cher Roméo, et bonne nuit, cette fois ! Si l’intention de ton amour est honorable, si ton but est le mariage, fais-moi savoir demain, par la personne que je ferai parvenir jusqu’à toi, en quel lieu et à quel moment tu veux accomplir la cérémonie, et alors je déposerai à tes pieds toutes mes destinées, et je te suivrai, monseigneur, jusqu’au bout du monde ! LA NOURRICE, derrière le théâtre Madame ! JULIETTE J’y vais ! tout à l’heure ! Mais si ton arrière-pensée n’est pas bonne, je te conjure… LA NOURRICE, derrière le théâtre Madame ! JULIETTE À l’instant ! J’y vais !…, de cesser tes instances et de me laisser à ma douleur.. J’enverrai demain. ROMÉO Par le salut de mon âme… JULIETTE Mille fois bonne nuit ! Elle quitte la fenêtre. ROMÉO La nuit ne peut qu’empirer mille fois, dès que ta lumière lui manque… Se retirant à pas lents. L’amour court vers l’amour comme l’écolier hors de la classe ; mais il s’en éloigne avec l’air accablé de l’enfant qui rentre à l’école. Juliette reparaÃt à la fenêtre. JULIETTE Stt ! Roméo ! Stt !… Oh ! que n’ai-je la voix du fauconnier pour réclamer mon noble tiercelet ! Mais la captivité est enrouée et ne peut parler ha ut sans quoi j’ébranlerais la caverne où Écho dort, et sa voix aérienne serait bientôt plus enrouée que la mienne, tant je lui ferais répéter le nom de mon Roméo ! ROMÉO, revenant sur ses pas. - C’est mon âme qui me rappelle par mon nom ! Quels sons argentins a dans la nuit la voix de la bien-aimée ! Quelle suave musique pour l’oreille attentive ! JULIETTE Roméo ! ROMÉO Ma mie ? LA NOURRICE, derrière le théâtre Madame ! JULIETTE À quelle heure, demain, enverrai-je vers toi ? ROMÉO À neuf heures. JULIETTE Je n’y manquerai pas ! il y a vingt ans d’ici là . J’ai oublié pourquoi je t’ai rappelé. ROMÉO Laisse-moi rester ici jusqu’à ce que tu t’en souviennes. JULIETTE Je l’oublierai, pour que tu restes là toujours, me rappelant seulement combien j’aime ta compagnie. ROMÉO Et je resterai là pour que tu l’oublies toujours, oubliant moi-même que ma demeure est ailleurs. JULIETTE Il est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti, mais sans t’éloigner plus que l’oiseau familier d’une joueuse enfant elle le laisse voleter un pe u hors de sa main, pauvre prisonnier embarrassé de liens, et vite elle le ramène en tirant le fil de soie, tant elle est tendrement jalouse de sa liberté ! ROMÉO Je voudrais être ton oiseau ! JULIETTE Ami, je le voudrais aussi ; mais je te tuerais à force de caresses. Bonne nuit ! bonne nuit ! Si douce est la tristesse de nos adieux que je te dirais bonne nuit ! jusqu’à ce qu’il soit jour Elle se retire. ROMÉO, seul. - Que le sommeil se fixe sur tes yeux et la paix dans ton cÅ“ur ! Je voudrais être le sommeil et la paix, pour reposer si délicieusement ! Je vais de ce pas à la cellule de mon père spirituel, pour implorer son aide et lui conter mon bonheur. Il sort. Scène VIII. La cellule de frère Laurence. Entre frère Laurence, portant un panier. LAURENCE L’aube aux yeux gris couvre de son sourire la nuit grimaçante, et diapre de lignes lumineuses les nuées d’Orient ; l’ombre couperosée, chancelant comme un ivrogne, s’éloigne de la route du jour devant les roues du Titan radieux. Avant que le soleil, de son regard de flamme, ait ranimé le jour et séché la moite rosée de la nuit, il faut que je remplisse cette cage d’osier de plantes pernicieuses et de fleurs au suc précieux. La terre, qui est la mère des créatures, est aussi leur tombe ; leur sépulcre est sa matrice même. Les enfants de toute espèce, sortis de son flanc, nous les trouvons suçant sa mamelle inépuisable ; la plupart sont doués de nombreuses vertus ; pas un qui n’ait son mérite, et pourtant tous différent ! Oh ! combien efficace est la grâce qui réside dans les herbes, dans les plantes, dans les pierres et dans leurs qualités intimes ! Il n’est rien sur la terre de si humble qui ne rende à la terre un service spécial ; il n’est rien non plus de si bon qui, détourné de son légitime usage, ne devienne rebelle à son origine et ne tombe dans l’abus. La vertu même devient vice, étant mal appliquée, et le vice est parfois ennobli par l’action. Entre Roméo. LAURENCE, prenant une fleur dans le panier. - Le calice enfant de cette faible fleur recèle un poison et un cordial puissants respirez-la, elle stimule et l’odorat et toutes les facultés ; goûtez-la, elle frappe de mort et le cÅ“ur et tous les sens. Deux reines ennemies sont sans cesse en lutte dans l’homme comme dans la plante, la grâce et la rude volonté ; et là où la pire prédomine, le ver de la mort a bien vite dévoré la créature. ROMÉO Bonjour père. LAURENCE Bénédictine ! Quelle voix matinale me salue si doucement ? Jeune fils, c’est signe de quelque désordre d’esprit, quand on dit adieu si tôt à son lit. Le souci fait le guet dans les yeux du vieillard, et le sommeil n’entre jamais où loge le souci. Mais là où la jeunesse ingambe repose, le cerveau dégagé, là règne le sommeil d’or. Je conclus donc de ta visite matinale que quelque grave perturbation t’a mis sur pied. Si cela n’est pas, je devine que notre Roméo ne s’est pas couché cette nuit. ROMÉO Cette dernière conjecture est la vraie ; mais mon repos n’en a été que plus doux. LAURENCE Dieu pardonne au pécheur ! Étais-tu donc avec Rosaline ? ROMÉO Avec Rosaline ! Oh non, mon père spirituel j’ai oublié ce nom, et tous les maux attachés à ce nom. LAURENCE Voilà un bon fils… Mais où as-tu été alors ? ROMÉO Je vais te le dire et t’épargner de nouvelles questions. Je me suis trouvé à la même fête que mon ennemi tout à coup cet ennemi m’a blessé, et je l’ai blessé à mon tour notre guérison à tous deux dépend de tes secours et de ton ministère sacré. Tu le vois, saint homme, je n’ai pas de haine ; car j’intercède pour mon adversaire comme pour moi. LAURENCE Parle clairement, mon cher fils, et explique-toi sans détour une confession équivoque n’obtient qu’une absolution équivoque. ROMÉO Apprends-le donc tout net, j’aime d’un amour profond la fille charmante du riche Capulet. Elle a fixé mon cÅ“ur comme j’ai fixé le sien ; pour que notre union soit complète, il ne nous manque que d’être unis par toi dans le saint mariage. Quand, où et comment nous nous sommes vus, aimés et fiancés, je te le dirai chemin faisant ; mais, avant tout, je t’en prie, consens à nous marier aujourd’hui même. LAURENCE Par saint François ! quel changement ! Cette Rosaline que tu aimais tant, est-elle donc si vite délaissée ? Ah ! l’amour des jeunes gens n’est pas vraiment dans le cÅ“ur, il n’est que dans les yeux. Jésus Maria ! Que de larmes pour Rosaline ont inondé tes joues blêmes ! Que d’eau salée prodiguée en pure perte pour assaisonner un amour qui n’en garde pas même l’arrière-goût ! Le soleil n’a pas encore dissipé tes soupirs dans le ciel tes gémissements passés tintent encore à mes vieilles oreilles. Tiens, il y a encore là , sur ta joue, la trace d’une ancienne larme, non essuyée encore ! Si alors tu étais bien toi-même, si ces douleurs étaient bien les tiennes, toi et tes douleurs vous étiez tout à Rosaline ; et te voilà déjà changé ! Prononce donc avec moi cette sentence Les femmes peuvent faillir, quand les hommes ont si peu de force. ROMÉO Tu m’as souvent reproché mon amour pour Rosaline. LAURENCE Ton amour ? Non, mon enfant, mais ton idolâtrie. ROMÉO Et tu m’as dit d’ensevelir cet amour. LAURENCE Je ne t’ai pas dit d’enterrer un amour pour en exhumer un autre. ROMÉO Je t’en prie, ne me gronde pas celle que j’aime à présent me rend faveur pour faveur, et amour pour amour ; l’autre n’agissait pas ainsi. LAURENCE Oh ! elle voyait bien que ton amour déclamait sa leçon avant même de savoir épeler. Mais viens, jeune volage, viens avec moi ; une raison me décide à l’assister cette union peut, par un heureux effet, changer en pure affection la rancune de vos familles. ROMÉO Oh ! partons il y a urgence à nous hâter. LAURENCE Allons sagement et doucement trébuche qui court vite. Ils sortent. Scène IX. Une rue. Entrent Benvolio et Mercutio. MERCUTIO Où diable ce Roméo peut-il être ? Est-ce qu’il n’est pas rentré cette nuit ? BENVOLIO Non, pas chez son père ; j’ai parlé à son valet. MERCUTIO Ah ! cette pâle fille au cÅ“ur de pierre, cette Rosaline, le tourmente tant qu’à coup sûr il en deviendra fou. BENVOLIO Tybalt, le parent du vieux Capulet, lui a envoyé une lettre chez son père. MERCUTIO Un cartel, sur mon âme ! BENVOLIO Roméo répondra. MERCUTIO Tout homme qui sait écrire peut répondre à une lettre. BENVOLIO C’est à l’auteur de la lettre qu’il répondra provocation pour provocation. MERCUTIO Hélas ! pauvre Roméo ! il est déjà mort poignardé par l’œil noir d’une blanche donzelle, frappé à l’oreille par un chant d’amour atteint au beau milieu du cÅ“ur par la flèche de l’aveugle archerot… Est-ce là un homme en état de tenir tête à Tybalt ? BENVOLIO Eh ! qu’est-ce donc que ce Tybalt ? MERCUTIO Plutôt le prince des tigres que des chats, je puis vous le dire. Oh ! il est le courageux capitaine du point d’honneur. Il se bat comme vous modulez un air, observe les temps, la mesure et les règles, allonge piano, une, deux, trois, et vous touche en pleine poitrine. C’est un pourfendeur de boutons de soie, un duelliste, un duelliste, un gentilhomme de première salle, qui ferraille pour la première cause venue. Il se met en garde et se fend. Oh ! la botte immortelle ! la riposte en tierce ! touché ! BENVOLIO Quoi donc ? MERCUTIO, se relevant Au diable ces merveilleux grotesques avec leur zézaiement, et leur affectation, et leur nouvel accent ! Changeant de voix. Jésus ! la bonne lame ! le bel homme ! l’excellente putain ! Ah ! mon grand-père, n’est-ce pas chose lamentable que nous soyons ainsi harcelés par ces moustiques étrangers, par ces colporteurs de modes qui nous poursuivent de leurs pardonnez-moi, et qui, tant ils sont rigides sur leurs nouvelles formes, ne sauraient plus s’asseoir à l’aise sur nos vieux escabeaux ? Peste soit de leurs bonjours et de leurs bonsoirs. Entre Roméo, rêveur BENVOLIO Voici Roméo ! Voici Roméo ! MERCUTIO N’ayant plus que les os ! sec comme un hareng saur ! Oh ! pauvre chair, quel triste maigre tu fais !… Voyons, donne-nous un peu de cette poésie dont débordait Pétrarque comparée à ta dame, Laure n’était qu’une fille de cuisine, bien que son chantre sût mieux rimer que toi ; Didon, une dondon ; Cléopâtre, une gipsy ; Hélène, une catin ; Héro, une gourgandine ; Thisbé, un Å“il d’azur, mais sans éclat ! Signor Roméo, bonjour ! À votre culotte française le salut français !… Vous nous avez joués d’une manière charmante hier soir. ROMÉO Salut à tous deux !… que voulez-vous dire ? MERCUTIO Eh ! vous ne comprenez pas ? vous avez fait une fugue, une si belle fugue ! ROMÉO Pardon, mon cher Mercutio, j’avais une affaire urgente ; et, dans un cas comme le mien, il est permis à un homme de brusquer la politesse. MERCUTIO Autant dire que, dans un cas comme le vôtre, un homme est forcé de fléchir le jarret pour… ROMÉO Pour tirer sa révérence. MERCUTIO Merci. Tu as touché juste. ROMÉO C’est l’explication la plus bienséante. MERCUTIO Sache que je suis la rose de la bienséance. ROMÉO Fais-la-moi sentir. MERCUTIO La rose même ! ROMÉO, montrant sa chaussure couverte de rubans. - Mon escarpin t’en offre la rosette ! MERCUTIO Bien dit. Prolonge cette plaisanterie jusqu’à ce que ton escarpin soit éculé quand il n’aura plus de talon, tu pourras du moins appuyer sur la pointe. ROMÉO Plaisanterie de va-nu-pieds ! MERCUTIO Au secours, bon Benvolio ! mes esprits se dérobent. ROMÉO Donne-leur du fouet et de l’éperon ; sinon, je crie victoire ! MERCUTIO Si c’est à la course des oies que tu me défies, je me récuse il y a de l’oie dans un seul de tes esprits plus que dans tous les miens… M’auriez-vous pris pour une oie ? ROMÉO Je ne t’ai jamais pris pour autre chose. MERCUTIO Je vais te mordre l’oreille pour cette plaisanterie-là . ROMÉO Non. Bonne oie ne mord pas. MERCUTIO Ton esprit est comme une pomme aigre il est à la sauce piquante. ROMÉO N’est-ce pas ce qu’il faut pour accommoder l’oie grasse ? MERCUTIO Esprit de chevreau ! cela prête à volonté avec un pouce d’ampleur on en fait long comme une verge. ROMÉO Je n’ai qu’à prêter l’ampleur à l’oie en question, cela suffit ; te voilà déclaré… grosse oie. Ils éclatent de rire. MERCUTIO Eh bien, ne vaut-il pas mieux rire ainsi que de geindre par amour ? Te voilà sociable à présent, te voilà redevenu Roméo ; te voilà ce que tu dois être, de par l’art et de par la nature. Crois-moi, cet amour grognon n’est qu’un grand nigaud qui s’en va, tirant la langue, et cherchant un trou où fourrer sa… marotte. BENVOLIO Arrête-toi là , arrête-toi là . MERCUTIO Tu veux donc que j’arrête mon histoire à contre-poil ? BENVOLIO Je craignais qu’elle ne fût trop longue. MERCUTIO Oh ! tu te trompes elle allait être fort courte, car je suis à bout et je n’ai pas l’intention d’occuper la place plus longtemps. ROMÉO Voilà qui est parfait. Entrent la nourrice et Pierre. MERCUTIO Une voile ! une voile ! une voile ! BENVOLIO Deux voiles ! deux voiles ! une culotte et un jupon. LA NOURRICE Pierre ! PIERRE Voilà ! LA NOURRICE Mon éventail, Pierre. MERCUTIO Donne-le-lui, bon Pierre, qu’elle cache son visage, son éventail est moins laid. LA NOURRICE Dieu vous donne le bonjour, mes gentilshommes ! MERCUTIO Dieu vous donne le bonsoir ma gentille femme ! LA NOURRICE C’est donc déjà le soir ? MERCUTIO Oui, déjà , je puis vous le dire, car l’index libertin du cadran est en érection sur midi. LA NOURRICE Diantre de vous ! quel homme êtes-vous donc ? ROMÉO Un mortel, gentille femme, que Dieu créa pour se faire injure à lui-même. LA NOURRICE Bien répondu, sur ma parole ! Pour se faire injure à lui-même, a-t-il dit… Messieurs, quelqu’un de vous saurait-il m’indiquer où je puis trouver le jeune Roméo ? ROMÉO Je puis vous l’indiquer pourtant le jeune Roméo, quand vous l’aurez trouvé, sera plus vieux qu’au moment où vous vous êtes mise à le chercher. Je suis le plus jeune de ce nom-là , à défaut d’un pire. LA NOURRICE Fort bien ! MERCUTIO C’est le pire qu’elle trouve fort bien ! bonne remarque, ma foi, fort sensée, fort sensée. LA NOURRICE, à Roméo Si vous êtes Roméo, monsieur, je désire vous faire une courte confidence. BENVOLIO Elle va le convier à quelque souper. MERCUTIO Une maquerelle ! une maquerelle ! une maquerelle ! Taïaut ! ROMÉO, à Mercutio Quel gibier as-tu donc levé ? MERCUTIO Ce n’est pas précisément un lièvre, mais une bête à poil, rance comme la venaison moisie d’un pâté de carême. Il chante. Un vieux lièvre faisandé. Quoiqu’il ait le poil gris, est un fort bon plat de carême Mais un vieux lièvre faisandé. A trop longtemps duré, S’il est moisi avant d’être fini. Roméo, venez-vous chez votre père ? Nous y allons dÃner. ROMÉO Je vous suis. MERCUTIO, saluant la nourrice en chantant Adieu, antique dame, adieu, madame, adieu, madame. Sortent Mercutio et Benvolio.. LA NOURRICE Oui, Morbleu, adieu ! Dites-moi donc quel est cet impudent fripier qui a débité tant de vilénies ? ROMÉO C’est un gentilhomme, nourrice, qui aime à s’entendre parler, et qui en dit plus en une minute qu’il ne pourrait en écouter en un mois. LA NOURRICE S’il s’avise de rien dire contre moi, je le mettrai à la raison, fût-il vigoureux comme vingt freluquets de son espèce ; et si je ne le puis moi-même, j’en trouverai qui y parviendront. Le polisson ! le malotru ! Je ne suis pas une de ses drôlesses ; je ne suis pas une de ses femelles ! À Pierre. Et toi aussi, il faut que tu restes coi, et que tu permettes au premier croquant venu d’user de moi à sa guise ! PIERRE Je n’ai vu personne user de vous à sa guise. Si je l’avais vu, ma lame aurait bien vite été dehors, je vous le garantis. Je suis aussi prompt qu’un autre à dégainer quand je vois occasion pour une bonne querelle, et que la loi est de mon côté. LA NOURRICE Vive Dieu ! je suis si vexée que j’en tremble de tous mes membres !… Le polisson ! le malotru !… De grâce, monsieur, un mot ! Comme je vous l’ai dit, ma jeune maÃtresse m’a chargée d’aller à votre recherche… Ce qu’elle m’a chargée de vous dire, je le garde pour moi… Mais d’abord laissez-moi vous déclarer que, si vous aviez l’intention, comme on dit, de la mener au paradis des fous, ce serait une façon d’agir très grossière, comme on dit car la demoiselle est si jeune ! Si donc il vous arrivait de jouer double jeu avec elle, ce serait un vilain trait à faire à une demoiselle, et un procédé très mesquin. ROMÉO Nourrice, recommande-moi à ta dame et maÃtresse. Je te jure… LA NOURRICE L’excellent cÅ“ur ! Oui, ma foi, je le lui dirai. Seigneur ! Seigneur ! Elle va être bien joyeuse. ROMÉO Que lui diras-tu, nourrice ? Tu ne m’écoutes pas. LA NOURRICE Je lui dirai, monsieur, que vous jurez, ce qui, à mon avis, est une action toute gentilhommière. ROMÉO Dis-lui de trouver quelque moyen d’aller à confesse cette après-midi ; c’est dans la cellule de frère Laurence qu’elle sera confessée et mariée. Voici pour ta peine. Il lui offre sa bourse. LA NOURRICE Non vraiment, monsieur, pas un denier ! ROMÉO Allons ! il le faut, te dis-je. LA NOURRICE, prenant la bourse. - Cette après-midi, monsieur ? Bon, elle sera là . ROMÉO Et toi, bonne nourrice, tu attendras derrière le mur de l’abbaye. Avant une heure, mon valet ira te rejoindre et t’apportera une échelle de corde ce sont les haubans par lesquels je dois, dans le mystère de la nuit, monter au hunier de mon bonheur. Adieu !… Recommande-moi à ta maÃtresse. LA NOURRICE Sur ce, que le Dieu du ciel te bénisse ! Écoutez, monsieur ROMÉO Qu’as-tu à me dire, ma chère nourrice ? LA NOURRICE Votre valet est-il discret ? Vous connaissez sans doute le proverbe Deux personnes, hormis une, peuvent garder un secret. ROMÉO Rassure-toi mon valet est éprouvé comme l’acier. LA NOURRICE Bien, monsieur ma maÃtresse est bien la plus charmante dame… Seigneur ! Seigneur !… Quand elle n’était encore qu’un petit être babillard !… Oh ! il y a en ville un grand seigneur, un certain Paris, qui voudrait bien tâter du morceau ; mais elle, la bonne âme, elle aimerait autant voir un crapaud, un vrai crapaud, que de le voir, lui. Je la fâche quelquefois quand je lui dis que Paris est l’homme qui lui convient le mieux ah ! je vous le garantis, quand je dis ça, elle devient aussi pâle que n’importe quel linge au monde… Romarin et Roméo commencent tous deux par la même lettre, n’est-ce pas ? ROMÉO Oui, nourrice. L’un et l’autre commencent par un R. Après ? LA NOURRICE Ah ! vous dites ça d’un air moqueur. Un R, c’est bon pour le nom d’un chien, puisque c’est un grognement de chien… Je suis bien sûre que Roméo commence par une autre lettre… Allez, elle dit de si jolies sentences sur vous et sur le romarin, que cela vous ferait du bien de les entendre. ROMÉO Recommande-moi à ta maÃtresse. Il sort. LA NOURRICE Oui, mille fois !… Pierre ! PIERRE Voilà ! LA NOURRICE En avant, et lestement. Ils sortent. Scène X. Le jardin de Capulet. Entre Juliette. JULIETTE L’horloge frappait neuf heures, quand j’ai envoyé la nourrice ; elle m’avait promis d’être de retour en une demi-heure… Peut-être n’a-t-elle pas pu le trouver !… Mais non… Oh ! elle est boiteuse ! Les messagers d’amour devraient être des pensées, plus promptes dix fois que les rayons du soleil, qui dissipent l’ombre au-dessus des collines nébuleuses. Aussi l’amour est-il traÃné par d’agiles colombes ; aussi Cupidon a-t-il des ailes rapides comme le vent. Maintenant le soleil a atteint le sommet suprême de sa course d’aujourd’hui ; de neuf heures à midi il y a trois longues heures, et elle n’est pas encore venue ! Si elle avait les affections et le sang brûlant de la jeunesse, elle aurait le leste mouvement d’une balle ; d’un mot je la lancerais à mon bien-aimé qui me la renverrait d’un mot. Mais ces vieilles gens, on les prendrait souvent pour des morts, à voir leur inertie, leur lenteur, leur lourdeur et leur pâleur de plomb. Entrent la nourrice et Pierre. JULIETTE Mon Dieu, la voici enfin… ô nourrice de miel, quoi de nouveau ? L’as-tu trouvé ?… Renvoie cet homme. LA NOURRICE Pierre, restez à la porte. Pierre sort. JULIETTE Eh bien, bonne, douce nourrice ?… Seigneur ! pourquoi as-tu cette mine abattue ? Quand tes nouvelles seraient tristes, annonce-les-moi gaiement. Si tes nouvelles sont bonnes, tu fais tort à leur douce musique en me la jouant avec cet air aigre. LA NOURRICE Je suis épuisée ; laisse-moi respirer un peu. Ah ! que mes os me font mal ! Quelle course j’ai faite ! JULIETTE Je voudrais que tu eusses mes os, pourvu que j’eusse des nouvelles… Allons, je t’en prie, parle ; bonne, bonne nourrice, parle. LA NOURRICE Jésus ! quelle hâte ! Pouvez-vous pas attendre un peu ? Voyez-vous pas que je suis hors d’haleine ? JULIETTE Comment peux-tu être hors d’haleine quand il te reste assez d’haleine pour me dire que tu es hors d’haleine ? L’excuse que tu donnes à tant de délais est plus longue à dire que le récit que tu t’excuses de différer ; tes nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? Réponds à cela ; réponds d’un mot, et j’attendrai les détails. Édifie-moi sont elles bonnes ou mauvaises ? LA NOURRICE Ma foi, vous avez fait là un pauvre choix vous ne vous entendez pas à choisir un homme Roméo, un homme ? non. Bien que son visage soit le plus beau visage qui soit, il a la jambe mieux faite que tout autre ; et pour la main, pour le pied, pour la taille, bien qu’il n’y ait pas grand chose à en dire, tout cela est incomparable… Il n’est pas la fleur de la courtoisie, pourtant je le garantis aussi doux qu’un agneau… Va ton chemin, fillette, sers Dieu… Ah çà ! avez-vous dÃné ici ? JULIETTE Non, non… Mais je savais déjà tout cela. Que dit-il de notre mariage ? Qu’est-ce qu’il en dit ? LA NOURRICE Seigneur que la tête me fait mal ! quelle tête j’ai ! Elle bat comme si elle allait tomber en vingt morceaux… Et puis, d’un autre côté, mon dos… Oh ! mon dos ! mon dos ! Méchant cÅ“ur que vous êtes de m’envoyer ainsi pour attraper ma mort à galoper de tous côtés ! JULIETTE En vérité, je suis fâchée que tu ne sois pas bien chère, chère, chère nourrice, dis-moi, que dit mon bien aimé ? LA NOURRICE Votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, et courtois, et affable, et gracieux, et, j’ose le dire, vertueux… Où est votre mère ? JULIETTE Où est ma mère ? Eh bien, elle est à la maison où veux-tu qu’elle soit ? Que tu réponds singulièrement ! votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, où est votre mère ? LA NOURRICE Oh ! Notre-Dame du bon Dieu ! êtes-vous à ce point brûlante ? Pardine, échauffez-vous encore est-ce là votre cataplasme pour mes pauvres os ? Dorénavant, faites vos messages vous-même ! JULIETTE Que d’embarras !… Voyons, que dit Roméo ? LA NOURRICE Avez-vous permission d’aller à confesse aujourd’hui ? JULIETTE Oui. LA NOURRICE Eh bien, courez de ce pas à la cellule de frère Laurence un mari vous y attend pour faire de vous sa femme. Ah bien ! voilà ce fripon de sang qui vous vient aux joues bientôt elles deviendront écarlates à la moindre nouvelle. Courez à l’église ; moi, je vais d’un autre côté, chercher l’échelle par laquelle votre bien-aimé doit grimper jusqu’au nid de l’oiseau, dès qu’il fera nuit noire. C’est moi qui suis la bête de somme, et je m’épuise pour votre plaisir ; mais, pas plus tard que ce soir, ce sera vous qui porterez le fardeau. Allons je vais dÃner ; courez vite à la cellule. JULIETTE Vite au bonheur suprême !… Honnête nourrice, adieu. Elles sortent par des côtés différents. Scène XI. La cellule de frère Laurence. LAURENCE Veuille le ciel sourire à cet acte pieux, et puisse l’avenir ne pas nous le reprocher par un chagrin ! ROMÉO Amen ! amen ! Mais viennent tous les chagrins possibles, ils ne sauraient contrebalancer le bonheur que me donne la plus courte minute passée en sa présence. Joins seulement nos mains avec les paroles saintes, et qu’alors la mort, vampire de l’amour, fasse ce qu’elle ose c’est assez que Juliette soit mienne ! LAURENCE Ces joies violentes ont des fins violentes, et meurent dans leur triomphe flamme, et poudre elles se consument en un baiser. Le plus doux miel devient fastidieux par sa suavité même, et détruit l’appétit par le goût aime donc modérément modéré est l’amour durable la précipitation n’atteint pas le but plus tôt que la lenteur. Entre Juliette. LAURENCE Voici la dame ! Oh ! jamais un pied aussi léger n’usera la dalle éternelle les amoureux pourraient chevaucher sur ces fils de la Vierge qui flottent au souffle ardent de l’été, et ils ne tomberaient pas si légère est toute vanité ! JULIETTE Salut à mon vénérable confesseur ! LAURENCE Roméo te remerciera pour nous deux, ma fille. JULIETTE Je lui envoie le même salut ! Sans quoi ses remerciements seraient immérités. ROMÉO Ah ! Juliette, si ta joie est à son comble comme la mienne, et si, plus habile que moi, tu peux la peindre, alors parfume de ton haleine l’air qui nous entoure, et que la riche musique de ta voix exprime le bonheur idéal que nous fait ressentir à tous deux une rencontre si chère. JULIETTE Le sentiment, plus riche en impressions qu’en paroles, est fier de son essence, et non des ornements indigents sont ceux qui peuvent compter leurs richesses ; mais mon sincère amour est parvenu à un tel excès que je ne saurais évaluer la moitié de mes trésors. LAURENCE Allons, venez avec moi, et nous aurons bientôt fait ; sauf votre bon plaisir, je ne vous laisserai seuls que quand la sainte Église vous aura incorporés l’un à l’autre. Ils sortent. Scène XII. Vérone La promenade du Cours près de la porte des Borsari. Entrent Mercutio, Benvolio, un page et des valets. BENVOLIO Je t’en prie, bon Mercutio, retirons-nous ; la journée est chaude ; les Capulets sont dehors, et, si nous les rencontrons, nous ne pourrons pas éviter une querelle car, dans ces jours de chaleur, le sang est furieusement excité ! MERCUTIO Tu m’as tout l’air d’un de ces gaillards qui, dès qu’ils entrent dans une taverne, me flanquent leur épée sur la table en disant Dieu veuille que je n’en aie pas besoin ! et qui à peine la seconde rasade a-t-elle opéré, dégainent contre le cabaretier sans qu’en réalité il en soit besoin. BENVOLIO Moi ! j’ai l’air d’un de ces gaillards-là ? MERCUTIO Allons, allons, tu as la tête aussi chaude que n’importe quel drille d’Italie ; personne n’a plus d’emportement que toi à prendre de l’humeur et personne n’est plus d’humeur à s’emporter BENVOLIO Comment cela ? MERCUTIO Oui, s’il existait deux êtres comme toi, nous n’en aurions bientôt plus un seul, car l’un tuerait l’autre. Toi ! mais tu te querelleras avec un homme qui aura au menton un poil de plus ou de moins que toi ! Tu te querelleras avec un homme qui fera craquer des noix, par cette unique raison que tu as l’œil couleur noisette il faut des yeux comme les tiens pour découvrir là un grief ! Ta tête est pleine de querelles, comme l’œuf est plein du poussin ; ce qui ne l’empêche pas d’être vide, comme l’œuf cassé, à force d’avoir été battue à chaque querelle. Tu t’es querellé avec un homme qui toussait dans la rue, parce qu’il avait réveillé ton chien endormi au soleil. Un jour, n’as-tu pas cherché noise à un tailleur parce qu’il portait un pourpoint neuf avant Pâques, et à un autre parce qu’il attachait ses souliers neufs avec un vieux ruban ? Et c’est toi qui me fais un sermon contre les querelles ! BENVOLIO Si j’étais aussi querelleur que toi, je céderais ma vie en nue-propriété au premier acheteur qui m’assurerait une heure et quart d’existence. MERCUTIO En nue-propriété ! Voilà qui serait propre ! Entrent Tybalt, Pétruchio et quelques partisans. BENVOLIO Sur ma tête, voici les Capulets. MERCUTIO Par mon talon, je ne m’en soucie pas. TYBALT, à ses amis. - Suivez-moi de près, car je vais leur parler. À Mercutio et à Benvolio. Bonsoir messieurs un mot à l’un de vous. MERCUTIO Rien qu’un mot ? Accouplez-le à quelque chose donnez le mot et le coup. TYBALT Vous m’y trouverez assez disposé, messire, pour peu que vous m’en fournissiez l’occasion. MERCUTIO Ne pourriez-vous pas prendre l’occasion sans qu’on vous la fournÃt ? TYBALT Mercutio, tu es de concert avec Roméo… MERCUTIO De concert ! Comment ! nous prends-tu pour des ménestrels ? Si tu fais de nous des ménestrels, prépare toi à n’entendre que désaccords. Mettant la main sur son épée. Voici mon archet ; voici qui vous fera danser, sangdieu, de concert ! BENVOLIO Nous parlons ici sur la promenade publique ; ou retirons-nous dans quelque lieu écarté, ou raisonnons froidement de nos griefs, ou enfin séparons-nous. Ici tous les yeux se fixent sur nous. MERCUTIO Les yeux des hommes sont faits pour voir ; laissons-les se fixer sur nous aucune volonté humaine ne me fera bouger, moi ! TYBALT, à Mercutio. - Allons, la paix soit avec vous, messire ! Montrant Roméo. Voici mon homme. MERCUTIO Je veux être pendu, messire, si celui-là porte votre livrée Morbleu, allez sur le terrain, il sera de votre suite ; c’est dans ce sens-là que votre seigneurie peut l’appeler son homme. TYBALT Roméo, l’amour que je te porte ne me fournit pas de terme meilleur que celui-ci Tu es un infâme ! ROMÉO Tybalt, les raisons que j’ai de t’aimer me font excuser la rage qui éclate par un tel salut… Je ne suis pas un infâme… Ainsi, adieu je vois que tu ne me connais pas. Il va pour sortir TYBALT Enfant, ceci ne saurait excuser les injures que tu m’as faites tourne-toi donc, et en garde ! ROMÉO Je proteste que je ne t’ai jamais fait injure, et que je t’aime d’une affection dont tu n’auras idée que le jour où tu en connaÃtras les motifs… Ainsi, bon Capulet… ce nom m’est aussi cher que le mien, tiens-toi pour satisfait. MERCUTIO Ô froide, déshonorante, ignoble soumission ! Une estocade pour réparer cela ! Il met l’épée à la main. Tybalt, tueur de rats, voulez-vous faire un tour ? TYBALT Que veux-tu de moi ? MERCUTIO Rien, bon roi des chats, rien qu’une de vos neuf vies ; celle-là , j’entends m’en régaler, me réservant, selon votre conduite future à mon égard, de mettre en hachis les huit autres. Tirez donc vite votre épée par les oreilles, ou, avant qu’elle soit hors de l’étui, vos oreilles sentiront la mienne. TYBALT, l’épée à la main. - Je suis à vous. ROMÉO Mon bon Mercutio, remets ton épée. MERCUTIO, à Tybalt Allons, messire, votre meilleure passe ! Ils se battent. ROMÉO Dégaine, Benvolio, et abattons leurs armes… Messieurs, par pudeur, reculez devant un tel outrage Tybalt ! Mercutio ! Le prince a expressément interdit les rixes dans les rues de Vérone. Arrêtez, Tybalt ! cher Mercutio ! Roméo étend son épée entre les combattants. Tybalt atteint Mercutio par-dessous le bras de Roméo et s’enfuit avec ses partisans. MERCUTIO Je suis blessé… Malédiction sur les deux maisons ! Je suis expédié… Il est parti ! Est-ce qu’il n’a rien ? Il chancelle. BENVOLIO, soutenant Mercutio Quoi, es-tu blessé ? MERCUTIO Oui, oui, une égratignure, une égratignure, Morbleu, c’est bien suffisant… Où est mon page ? Maraud, va me chercher un chirurgien. Le page sort. ROMÉO Courage, ami la blessure ne peut être sérieuse. MERCUTIO Non, elle n’est pas aussi profonde qu’un puits, ni aussi large qu’une porte d’église ; mais elle est suffisante, elle peut compter demandez à me voir demain, et, quand vous me retrouverez, j’aurai la gravité que donne la bière. Je suis poivré, je vous le garantis, assez pour ce bas monde… Malédiction sur vos deux maisons !… Moi, un homme, être égratigné à mort par un chien, un rat, une souris, un chat ! par un fier-à -bras, un gueux, un maroufle qui ne se bat que par règle d’arithmétique ! À Roméo. Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre nous ? J’ai reçu le coup par-dessous votre bras. ROMÉO J’ai cru faire pour le mieux. MERCUTIO Aide-moi jusqu’à une maison, Benvolio, ou je vais défaillir… Malédiction sur vos deux maisons ! Elles ont fait de moi de la viande à vermine… Oh ! j’ai reçu mon affaire, et bien à fond… Vos maisons ! Mercutio sort, soutenu par Benvolio. ROMÉO, seul Donc un bon gentilhomme, le proche parent du prince, mon intime ami, a reçu le coup mortel pour moi, après l’outrage déshonorant fait à ma réputation par Tybalt, par Tybalt, qui depuis une heure est mon cousin !… Ô ma douce Juliette, ta beauté m’a efféminé ; elle a amolli la trempe d’acier de ma valeur Rentre Benvolio. BENVOLIO Ô Roméo, Roméo ! le brave Mercutio est mort. Ce galant esprit a aspiré la nuée, trop tôt dégoûté de cette terre. ROMÉO Ce jour fera peser sur les jours à venir sa sombre fatalité il commence le malheur, d’autres doivent l’achever. Rentre Tybalt. BENVOLIO Voici le furieux Tybalt qui revient. ROMÉO Vivant ! triomphant ! et Mercutio tué ! Remonte au ciel, circonspecte indulgence, et toi, furie à l’œil de flamme, sois mon guide maintenant ! Ah ! Tybalt, reprends pour toi ce nom d’infâme que tu m’as donné tout à l’heure l’âme de Mercutio n’a fait que peu de chemin au-dessus de nos têtes, elle attend que la tienne vienne lui tenir compagnie. Il faut que toi ou moi, ou tous deux, nous allions le rejoindre. TYBALT Misérable enfant, tu étais son camarade ici-bas c’est toi qui partiras d’ici avec lui. ROMÉO, mettant l’épée à la main. - Voici qui en décidera. Ils se battent. Tybalt tombe. BENVOLIO Fuis, Roméo, va-t’en ! Les citoyens sont sur pied, et Tybalt est tué… Ne reste pas là stupéfait. Le prince va te condamner à mort, si tu es pris… Hors d’ici ! va-t’en ! fuis ! ROMÉO Oh ! je suis le bouffon de la fortune ! BENVOLIO Qu’attends-tu donc ? Roméo s’enfuit. Entre une foule de citoyens armés. PREMIER CITOYEN Par où s’est enfui celui qui a tué Mercutio ? Tybalt, ce meurtrier par où s’est-il enfui ? BENVOLIO Ce Tybalt, le voici à terre ! PREMIER CITOYEN Debout, monsieur, suivez-moi je vous somme de m’obéir au nom du prince. Entrent le prince et sa suite, Montague, Capulet, lady Montague, lady Capulet et d’autres. LE PRINCE Où sont les vils provocateurs de cette rixe ? BENVOLIO Ô noble prince, je puis te révéler toutes les circonstances douloureuses de cette fatale querelle. Montrant le corps de Tybalt. Voici l’homme qui a été tué par le jeune Roméo, après avoir tué ton parent, le jeune Mercutio. LADY CAPULET, se penchant sur le corps. - Tybalt, mon neveu !… Oh ! l’enfant de mon frère ! Oh ! prince !… Oh ! mon neveu !… mon mari ! C’est le sang de notre cher parent qui a coulé !… Prince, si tu es juste, verse le sang des Montagues pour venger notre sang… Oh ! mon neveu ! mon neveu ! LE PRINCE Benvolio, qui a commencé cette rixe ? BENVOLIO Tybalt, que vous voyez ici, tué de la main de Roméo. En vain Roméo lui parlait sagement, lui disait de réfléchir à la futilité de la querelle, et le mettait en garde contre votre auguste déplaisir… Tout cela, dit d’une voix affable, d’un air calme, avec l’humilité d’un suppliant agenouillé, n’a pu faire trêve à la fureur indomptable de Tybalt, qui, sourd aux paroles de paix, a brandi la pointe de son épée contre la poitrine de l’intrépide Mercutio. Mercutio, tout aussi exalté, oppose le fer au fer dans ce duel à outrance ; avec un dédain martial, il écarte d’une main la froide mort et de l’autre la retourne contre Tybalt, dont la dextérité la lui renvoie ; Roméo leur crie Arrêtez, amis ! amis, séparez-vous ! et, d’un geste plus rapide que sa parole, il abat les pointes fatales. Au moment où il s’élance entre eux, passe sous son bras même une botte perfide de Tybalt qui frappe mortellement le fougueux Mercutio. Tybalt s’enfuit alors, puis tout à coup revient sur Roméo, qui depuis un instant n’écoute plus que la vengeance. Leur lutte a été un éclair ; car, avant que j’aie pu dégainer pour les séparer, le fougueux Tybalt était tué. En le voyant tomber, Roméo s’est enfui. Que Benvolio meure si telle n’est pas la vérité ! LADY CAPULET, désignant Benvolio. - Il est parent des Montagues ; l’affection le fait mentir, il ne dit pas la vérité ! Une vingtaine d’entre eux se sont ligués pour cette lutte criminelle, et il a fallu qu’ils fussent vingt pour tuer un seul homme ! Je demande justice, fais-nous justice, prince. Roméo a tué Tybalt ; Roméo ne doit plus vivre. LE PRINCE Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio qui maintenant me payera le prix d’un sang si cher ? MONTAGUE Ce ne doit pas être Roméo, prince, il était l’ami de Mercutio. Sa faute n’a fait que terminer ce que la loi eût tranché, la vie de Tybalt. .LE PRINCE Et, pour cette offense, nous l’exilons sur-le-champ. Je suis moi-même victime de vos haines ; mon sang coule pour vos brutales disputes ; mais je vous imposerai une si rude amende que vous vous repentirez tous du malheur dont je souffre. Je serai sourd aux plaidoyers et aux excuses ; ni larmes ni prières ne rachèteront les torts ; elles sont donc inutiles. Que Roméo se hâte de partir ; l’heure où on le trouverait ici serait pour lui la dernière. Qu’on emporte ce corps et qu’on défère à notre volonté la clémence ne fait qu’assassiner en pardonnant à ceux qui tuent. Scène XIII. Le jardin de Capulet. Entre Juliette. JULIETTE Retournez au galop, vous coursiers aux pieds de flamme, vers le logis de Phébus ; déjà un cocher comme Phaéton vous aurait lancés dans l’ouest et aurait ramené la nuit nébuleuse… Étends ton épais rideau, nuit vouée à l’amour, que les yeux de la rumeur se ferment et que Roméo bondisse dans mes bras, ignoré, inaperçu ! Pour accomplir leurs amoureux devoirs, les amants y voient assez à la seule lueur de leur beauté ; et, si l’amour est aveugle, il s’accorde d’autant mieux avec la nuit… Viens, nuit solennelle, matrone au sobre vêtement noir, apprends-moi à perdre, en la gagnant, cette partie qui aura pour enjeux deux virginités sans tache ; cache le sang hagard qui se débat dans mes joues, avec ton noir chaperon, jusqu’à ce que le timide amour devenu plus hardi, ne voie plus que chasteté dans l’acte de l’amour ! À moi, nuit ! Viens, Roméo, viens tu feras le jour de la nuit, quand tu arriveras sur les ailes de la nuit, plus éclatant que la neige nouvelle sur le dos du corbeau. Viens, gentille nuit ; viens, chère nuit au front noir donne-moi mon Roméo, et, quand il sera mort, prends-le et coupe-le en petites étoiles, et il rendra la face du ciel si splendide que tout l’univers sera amoureux de la nuit et refusera son culte à l’aveuglant soleil… Oh ! j’ai acheté un domaine d’amour mais je n’en ai pas pris possession, et celui qui m’a acquise n’a pas encore joui de moi. Fastidieuse journée, lente comme la nuit l’est, à la veille d’une fête, pour l’impatiente enfant qui a une robe neuve et ne peut la mettre encore ! Oh ! voici ma nourrice… Entre la nourrice, avec une échelle de corde. JULIETTE Elle m’apporte des nouvelles ; chaque bouche qui me parle de Roméo, me parle une langue céleste… Eh bien, nourrice, quoi de nouveau ?… Qu’as-tu là ? l’échelle de corde que Roméo t’a dit d’apporter ? LA NOURRICE Oui, oui, l’échelle de corde ! Elle laisse tomber l’échelle avec un geste de désespoir JULIETTE Mon Dieu ! que se passe-t-il ? Pourquoi te tordre ainsi les mains ? LA NOURRICE Ah ! miséricorde ! il est mort, il est mort, il est mort ! Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues ! Hélas ! quel jour ! C’est fait de lui, il est tué, il est mort ! JULIETTE Le Ciel a-t-il pu être aussi cruel ? LA NOURRICE Roméo l’a pu, sinon le ciel… ô Roméo ! Roméo ! Qui l’aurait jamais cru ? Roméo ! JULIETTE Quel démon es-tu pour me torturer ainsi ? C’est un supplice à faire rugir les damnés de l’horrible enfer Est-ce que Roméo s’est tué ? Dis-moi oui seulement, et ce simple oui m’empoisonnera plus vite que le regard meurtrier du basilic. Je cesse d’exister s’il me faut ouïr ce oui, et si tu peux répondre oui, les yeux de Roméo sont fermés ! Est-il mort ? dis oui ou non, et qu’un seul mot décide de mon bonheur ou de ma misère ! LA NOURRICE J’ai vu la blessure, je l’ai vue de mes yeux… Par la croix du Sauveur.. là , sur sa mâle poitrine… Un triste cadavre, un triste cadavre ensanglanté, pâle, pâle comme la cendre, tout couvert de sang, de sang caillé… À le voir je me suis évanouie. JULIETTE Oh ! renonce, mon cÅ“ur ; pauvre failli, fais banqueroute à cette vie ! En prison, mes yeux ! Fermez-vous à la libre lumière ! Terre vile, retourne à la terre, cesse de te mouvoir, et, Roméo et toi, affaissez-vous dans le même tombeau. LA NOURRICE Ô Tybalt, Tybalt, le meilleur ami que j’eusse ! ô courtois Tybalt ! honnête gentilhomme ! Faut-il que j’aie vécu pour te voir mourir ! JULIETTE Quel est cet ouragan dont les rafales se heurtent ? Roméo est-il tué et Tybalt est-il mort ? Mon cher cousin, et mon mari plus cher ! Alors, que sonne la trompette terrible du dernier jugement ! Car qui donc est vivant, si ces deux-là ne sont plus ? LA NOURRICE Tybalt n’est plus, et Roméo est banni ! Roméo, qui l’a tué, est banni. JULIETTE Ô mon Dieu ! Est-ce que la main de Roméo a versé le sang de Tybalt ? LA NOURRICE Oui, oui, hélas ! oui. JULIETTE Ô cÅ“ur reptile caché sous la beauté en fleur ! Jamais dragon occupa-t-il une caverne si splendide ! Gracieux amant ! démon angélique ! corbeau aux plumes de colombe ! agneau ravisseur de loups ! méprisable substance d’une forme divine ! Juste l’opposé de ce que tu sembles être justement, saint damné, noble misérable ! Ô nature, à quoi réservais-tu l’enfer quand tu reléguas l’esprit d’un démon dans le paradis mortel d’un corps si exquis ? Jamais livre contenant aussi vile rapsodie fut-il si bien relié ? Oh ! que la perfidie habite un si magnifique palais ! LA NOURRICE Il n’y a plus à se fier aux hommes ; chez eux ni bonne foi, ni honneur ce sont tous des parjures, tous des traÃtres, tous des vauriens, tous des hypocrites… Ah ! où est mon valet ? Vite, qu’on me donne de l’eau-de-vie ! Ces chagrins, ces malheurs, ces peines me font vieillir. Honte à Roméo ! JULIETTE Que ta langue se couvre d’ampoules après un pareil souhait ! Il n’est pas né pour la honte, lui. La honte serait honteuse de siéger sur son front ; car c’est un trône où l’honneur devrait être couronné monarque absolu de l’univers. Oh ! quel monstre j’étais de l’outrager ainsi ! LA NOURRICE Pouvez-vous dire du bien de celui qui a tué votre cousin ? JULIETTE Dois-je dire du mal de celui qui est mon mari ? Ah ! mon pauvre seigneur, quelle est la langue qui caressera ta renommée, quand moi, ton épousée depuis trois heures, je la déchire ? Mais pourquoi, méchant, as-tu tué mon cousin ? C’est que, sans cela, ce méchant cousin aurait tué mon Roméo ! Arrière, larmes folles, retournez à votre source naturelle il n’appartient qu’à la douleur, ce tribut que par méprise vous offrez à la joie. Mon mari, que Tybalt voulait tuer, est vivant ; et Tybalt, qui voulait tuer mon mari, est mort. Tout cela est heureux pourquoi donc pleurer ?… Ah ! il y a un mot, plus terrible que la mort de Tybalt, qui m’a assassinée ! je voudrais bien l’oublier, mais, hélas ! il pèse sur ma mémoire comme une faute damnable sur l’âme du pécheur. Tybalt est mort et Roméo est… banni. Banni ! ce seul mot banni a tué pour moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c’était un malheur suffisant, se fût-il arrêté là . Si même le malheur inexorable ne se plaÃt qu’en compagnie, s’il a besoin d’être escorté par d’autres catastrophes, pourquoi, après m’avoir dit Tybalt est mort, n’a-t-elle pas ajouté Ton père aussi, ou ta mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi ? Cela m’aurait causé de tolérables angoisses. Mais, à la suite de la mort de Tybalt, faire surgir cette arrière-garde Roméo est banni, prononcer seulement ces mots, c’est tuer c’est faire mourir à la fois père, mère, Tybalt, Roméo et Juliette ! Roméo est banni ! Il n’y a ni fin, ni limite, ni mesure, ni borne à ce mot meurtrier ! Il n’y a pas de cri pour rendre cette douleur là . Mon père et ma mère, où sont-ils, nourrice ? LA NOURRICE Ils pleurent et sanglotent sur le corps de Tybalt. Voulez-vous aller près d’eux ? Je vous y conduirai. JULIETTE Ils lavent ses blessures de leurs larmes ! Les miennes, je les réserve, quand les leurs seront séchées, pour le bannissement de Roméo. Ramasse ces cordes… Pauvre échelle, te voilà déçue comme moi, car Roméo est exilé il avait fait de toi un chemin jusqu’à mon lit ; mais, restée vierge, il faut que je meure dans un virginal veuvage. À moi, cordes ! à moi, nourrice ! je vais au lit nuptial, et au lieu de Roméo, c’est le sépulcre qui prendra ma virginité. LA NOURRICE Courez à votre chambre ; je vais trouver Roméo pour qu’il vous console… Je sais bien où il est… Entendez-vous, votre Roméo sera ici cette nuit ; je vais à lui ; il est caché dans la cellule de Laurence. JULIETTE, détachant une bague de son doigt Oh ! trouve-le ! Remets cet anneau à mon fidèle chevalier, et dis-lui de venir me faire ses derniers adieux. Scène XIV. La cellule de frère Laurence. Entrent Frère Laurence, puis Roméo. Le jour baisse. LAURENCE Viens, Roméo ; viens, homme sinistre ; l’affliction s’est enamourée de ta personne, et tu es fiancé à la calamité. ROMÉO Quoi de nouveau, mon père ? Quel est l’arrêt du prince ? Quel est le malheur inconnu qui sollicite accès près de moi ? LAURENCE Tu n’es que trop familier avec cette triste société, mon cher fils. Je viens rapprendre l’arrêt du prince. ROMÉO Quel arrêt, plus doux qu’un arrêt de mort, a-t-il pu prononcer ? LAURENCE Un jugement moins rigoureux a échappé à ses lèvres il a décidé, non la mort, mais le bannissement du corps. ROMÉO Ah ! le bannissement ! Par pitié, dis la mort ! L’exil a l’aspect plus terrible, bien plus terrible que la mort. Ne dis pas le bannissement ! LAURENCE Tu es désormais banni de Vérone. Prends courage ; le monde est grand et vaste. ROMÉO Hors des murs de Vérone, le monde n’existe pas ; il n’y a que purgatoire, torture, enfer, même. Être banni d’ici, c’est être banni du monde, et cet exil-là , c’est la mort. Donc le bannissement, c’est la mort sous un faux nom. En appelant la mort bannissement, tu me tranches la tête avec une hache d’or, et tu souris au coup qui me tue ! LAURENCE Ô péché mortel ! ô grossière ingratitude ! Selon notre loi, ta faute, c’était la mort ; mais le bon prince, prenant ton parti, a tordu la loi, et à ce mot sombre, la mort, a substitué le bannissement. C’est une grâce insigne, et tu ne le vois pas. ROMÉO C’est une torture, et non une grâce ! Le ciel est là où vit Juliette un chat, un chien, une petite souris, l’être le plus immonde, vivent dans le paradis et peuvent la contempler mais Roméo ne le peut pas. La mouche du charnier est plus privilégiée, plus comblée d’honneur, plus favorisée que Roméo ; elle peut saisir les blanches merveilles de la chère main de Juliette, et dérober une immortelle béatitude sur ces lèvres qui, dans leur pure et vestale modestie, rougissent sans cesse, comme d’un péché, du baiser qu’elles se donnent ! Mais Roméo ne le peut pas, il est exilé. Ce bonheur que la mouche peut avoir, je dois le fuir, moi ; elle est libre, mais je suis banni. Et tu dis que l’exil n’est pas la mort ! Tu n’avais donc pas un poison subtil, un couteau bien affilé, un instrument quelconque de mort subite, tu n’avais donc, pour me tuer, que ce mot Banni !… banni ! Ce mot-là , mon père, les damnés de l’enfer l’emploient et le prononcent dans des hurlements ! Comment as-tu le cÅ“ur toi, prêtre, toi, confesseur spirituel, toi qui remets les péchés et t’avoues mon ami, de me broyer avec ce mot bannissement ? LAURENCE Fou d’amour, laisse-moi te dire une parole. ROMÉO Oh ! tu vas encore me parler de bannissement. LAURENCE Je vais te donner une armure à l’épreuve de ce mot. La philosophie, ce doux lait de l’adversité, te soutiendra dans ton bannissement. ROMÉO Encore le bannissement !… Au gibet la philosophie ! Si la philosophie ne peut pas faire une Juliette, déplacer une ville, renverser l’arrêt d’un prince, elle ne sert à rien, elle n’est bonne à rien, ne m’en parle plus ! LAURENCE Oh ! je le vois bien, les fous n’ont pas d’oreilles ! ROMÉO Comment en auraient-ils, quand les sages n’ont pas d’yeux ? LAURENCE Laisse-moi discuter avec toi sur ta situation. ROMÉO Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais jeune comme moi et que Juliette fût ta bien-aimée, si, marié depuis une heure, tu avais tué Tybalt, si tu étais éperdu comme moi et comme moi banni, alors tu pourrais parler alors tu pourrais t’arracher les cheveux, et te jeter contre terre, comme je fais en ce moment, pour y prendre d’avance la mesure d’une tombe ! Il s’affaisse à terre. On frappe à la porte. LAURENCE Lève-toi, on frappe… Bon Roméo, cache-toi. ROMÉO Je ne me cacherai pas ; à moins que mes douloureux soupirs ne fassent autour de moi un nuage qui me dérobe aux regards ! On frappe encore. LAURENCE Entends-tu comme on frappe ?… Qui est là ?… Roméo, lève-toi, tu vas être pris… Attendez un moment… Debout ! Cours à mon laboratoire !… on frappe.Tout à l’heure !… Mon Dieu, quelle démence !… On frappe. J’y vais, j’y vais ! Allant à la porte. Qui donc frappe si fort ? D’où venez-vous ? que voulez-vous ? LA NOURRICE, du dehors. - Laissez-moi entrer, et vous connaÃtrez mon message. Je viens de la part de madame Juliette. LAURENCE, ouvrant. - Soyez la bienvenue, alors. Entre la nourrice. LA NOURRICE Ô saint moine, oh ! dites-moi, saint moine, où est le seigneur de madame, où est Roméo ? LAURENCE Là , par terre, ivre de ses propres larmes. LA NOURRICE Oh ! dans le même état que ma maÃtresse, juste dans le même état. LAURENCE Ô triste sympathie ! lamentable situation ! LA NOURRICE C’est ainsi qu’elle est affaissée, sanglotant et pleurant, pleurant et sanglotant !… Se penchant sur Roméo. Debout, debout. Levez-vous, si vous êtes un homme. Au nom de Juliette, au nom de Juliette, levez-vous, debout ! Pourquoi tomber dans un si profond désespoir ? ROMÉO, se redressant comme en sursaut. - La nourrice ! LA NOURRICE Ah ! monsieur ! ah ! monsieur !… Voyons, la mort est au bout de tout. ROMÉO Tu as parlé de Juliette ! en quel état est-elle ? Est ce qu’elle ne me regarde pas comme un assassin endurci, maintenant que j’ai souillé l’enfance de notre bonheur d’un sang si proche du sien ? Où est-elle ? et comment est-elle ? Que dit ma mystérieuse compagne de notre amoureuse misère ? LA NOURRICE Oh ! elle ne dit rien, monsieur ; mais elle pleure, elle pleure ; et alors elle se jette sur son lit, et puis elle se redresse, et appelle Tybalt ; et puis elle crie Roméo ! et puis elle retombe. ROMÉO Il semble que ce nom, lancé par quelque fusil meurtrier, l’assassine, comme la main maudite qui répond à ce nom a assassiné son cousin !… Oh ! dis-moi, prêtre, dis-moi dans quelle vile partie de ce squelette est logé mon nom ; dis-le-moi, pour que je mette à sac ce hideux repaire ! Il tire son poignard comme pour s’en frapper la nourrice le lui arrache. LAURENCE Retiens ta main désespérée ! Es-tu un homme ? ta forme crie que tu en es un ; mais tes larmes sont d’une femme, et ta sauvage action dénonce la furie déraisonnable d’une bête brute. Ô femme disgracieuse qu’on croirait un homme, bête monstrueuse qu’on croirait homme et femme, tu m’as étonné !… Par notre saint ordre, je croyais ton caractère mieux trempé. Tu as tué Tybalt et tu veux te tuer ! tu veux tuer la femme qui ne respire que par toi, en assouvissant sur toi-même une haine damnée ! Pourquoi insultes-tu à la vie, au ciel et à la terre ? La vie, le ciel et la terre se sont tous trois réunis pour ton existence ; et tu veux renoncer à tous trois ! Fi ! fi ! tu fais honte à ta beauté, à ton amour, à ton esprit. Usurier, tu regorges de tous les biens, et tu ne les emploies pas à ce légitime usage qui ferait honneur à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Ta noble beauté n’est qu’une image de cire, dépourvue d’énergie vide ; ton amour ce tendre engagement, n’est qu’un misérable parjure, qui tue celle que tu avais fait vÅ“u de chérir ; ton esprit, cet ornement de la beauté et de l’amour, n’en est chez toi que le guide égaré comme la poudre dans la calebasse d’un soldat maladroit, il prend feu par ta propre ignorance et te mutile au lieu de te défendre. Allons, relève-toi, l’homme ! Elle vit, ta Juliette, cette chère Juliette pour qui tu mourais tout à l’heure n’es-tu pas heureux ? Tybalt voulait t’égorger, mais tu as tué Tybalt n’es-tu pas heureux encore ? La loi qui te menaçait de la mort devient ton amie et change la sentence en exil n’es-tu pas heureux toujours ? Les bénédictions pleuvent sur ta tête, la fortune te courtise sous ses plus beaux atours ; mais toi, maussade comme une fille mal élevée, tu fais la moue au bonheur et à l’amour. Prends garde, prends garde, c’est ainsi qu’on meurt misérable. Allons, rends-toi près de ta bien-aimée, comme il a été convenu monte dans sa chambre et va la consoler ; mais surtout quitte-la avant la fin de la nuit, car alors tu ne pourrais plus gagner Mantoue ; et c’est là que tu dois vivre jusqu’à ce que nous trouvions le moment favorable pour proclamer ton mariage, réconcilier vos familles, obtenir le pardon du prince et te rappeler ici. Tu reviendras alors plus heureux un million de fois que tu n’auras été désolé au départ… Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta maÃtresse, et dis-lui de faire coucher son monde de bonne heure ; le chagrin dont tous sont accablés les disposera vite au repos… Roméo te suit. LA NOURRICE Vrai Dieu ! je pourrais rester ici toute la nuit à écouter vos bons conseils. Oh ! ce que c’est que la science ! À Roméo. Mon seigneur, je vais annoncer à madame que vous allez venir. ROMÉO Va, et dis à ma bien-aimée de s’apprêter à me gronder LA NOURRICE, lui remettant une bague Voici, monsieur un anneau qu’elle m’a dit de vous donner Monsieur accourez vite, dépêchez-vous, car il se fait tard. La nourrice sort. ROMÉO, mettant la bague. - Comme ceci ranime mon courage ! LAURENCE Partez. Bonne nuit. Mais faites-y attention, tout votre sort en dépend, quittez Vérone avant la fin de la nuit, ou éloignez-vous à la pointe du jour sous un déguisement. Restez à Mantoue ; votre valet, que je saurai trouver, vous instruira de temps à autre des incidents heureux pour vous qui surviendront ici… Donne-moi ta main ; il est tard adieu ; bonne nuit. ROMÉO Si une joie au-dessus de toute joie ne m’appelait ailleurs, j’aurais un vif chagrin à me séparer de toi si vite. Adieu. Ils sortent. Scène XV. Dans la maison de Capulet. Entrent Capulet, Lady Capulet et Paris. CAPULET Les choses ont tourné si malheureusement, messire, que nous n’avons pas eu le temps de disposer notre fille. C’est que, voyez-vous, elle aimait chèrement son cousin Tybalt, et moi aussi… Mais quoi ! nous sommes nés pour mourir. Il est très tard ; elle ne descendra pas ce soir. Je vous promets que, sans votre compagnie, je serais au lit depuis une heure. PARIS Quand la mort parle, ce n’est pas pour l’amour le moment de parler. Madame, bonne nuit présentez mes hommages à votre fille. LADY CAPULET Oui, messire, et demain de bonne heure je connaÃtrai sa pensée. Ce soir elle est cloÃtrée dans sa douleur. CAPULET Sire Paris, je puis hardiment vous offrir l’amour de ma fille ; je pense qu’elle se laissera diriger par moi en toutes choses ; bien plus, je n’en doute pas… Femme, allez la voir avant d’aller au lit ; apprenez-lui l’amour de mon fils Paris, et dites-lui, écoutez bien, que mercredi prochain… Mais doucement ! quel jour est-ce ? PARIS Lundi, monseigneur. CAPULET Lundi ? hé ! hé ! alors, mercredi est trop tôt. Ce sera pour jeudi… dites-lui que jeudi elle sera mariée à ce noble comte… Serez-vous prêt ? Cette hâte vous convient-elle ? Nous ne ferons pas grand fracas ! un ami ou deux ! Car voyez-vous, le meurtre de Tybalt étant si récent, on pourrait croire que nous nous soucions fort peu de notre parent, si nous faisions de grandes réjouissances. Conséquemment, nous aurons une demi-douzaine d’amis, et ce sera tout. Mais que dites-vous de jeudi ? PARIS Monseigneur, je voudrais que jeudi soit demain. CAPULET Bon ; vous pouvez partir… Ce sera pour jeudi, alors. Vous, femme, allez voir Juliette avant d’aller au lit, et préparez-la pour la noce… Adieu, messire… De la lumière dans ma chambre, holà ! Ma foi, il est déjà si tard qu’avant peu il sera de bonne heure… Bonne nuit. Ils sortent. Scène XVI. La chambre à coucher de Juliette. Entrent Roméo et Juliette. JULIETTE Veux-tu donc partir ? le jour n’est pas proche encore c’était le rossignol et non l’alouette dont la voix perçait ton oreille craintive. Toutes les nuits il chante sur le grenadier là -bas. Crois-moi, amour c’était le rossignol. ROMÉO C’était l’alouette, la messagère du matin, et non le rossignol. Regarde, amour, ces lueurs jalouses qui dentellent le bord des nuages à l’orient ! Les flambeaux de la nuit sont éteints, et le jour joyeux se dresse sur la pointe du pied au sommet brumeux de la montagne. Je dois partir et vivre, ou rester et mourir. JULIETTE Cette clarté là -bas n’est pas la clarté du jour, je le sais bien, moi ; c’est quelque météore que le soleil exhale pour te servir de torche cette nuit et éclairer ta marche vers Mantoue. Reste donc, tu n’as pas besoin de partir encore. ROMÉO Soit ! qu’on me prenne, qu’on me mette à mort ; je suis content, si tu le veux ainsi. Non, cette lueur grise n’est pas le regard du matin, elle n’est que le pâle reflet du front de Cynthia ; et ce n’est pas l’alouette qui frappe de notes si hautes la voûte du ciel au-dessus de nos têtes. J’ai plus le désir de rester que la volonté de partir. Vienne la mort, et elle sera bien venue !… Ainsi le veut Juliette… Comment êtes-vous, mon âme ? Causons, il n’est pas jour. JULIETTE C’est le jour, c’est le jour ! Fuis vite, va-t’en, pars c’est l’alouette qui détonne ainsi, et qui lance ces notes rauques, ces strettes déplaisantes. On dit que l’alouette prolonge si doucement les accords ; cela n’est pas, car elle rompt le nôtre. On dit que l’alouette et le hideux crapaud ont changé d’yeux oh ! que n’ont-ils aussi changé de voix, puisque cette voix nous arrache effarés l’un à l’autre et te chasse d’ici par son hourvari matinal ! Oh ! maintenant, pars. Le jour est de plus en plus clair. ROMÉO De plus en plus clair ?… De plus en plus sombre est notre malheur. Entre la nourrice. LA NOURRICE Madame ! JULIETTE Nourrice ! LA NOURRICE Madame votre mère va venir dans votre chambre. Le jour paraÃt ; soyez prudente, faites attention. La nourrice sort. JULIETTE Allons, fenêtre, laissez entrer le jour et sortir ma vie. ROMÉO Adieu, adieu ! un baiser, et je descends. Ils s’embrassent. Roméo descend. JULIETTE se penchant sur le balcon. Te voilà donc parti ? amour, seigneur, époux, ami ! Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour, car il y a tant de jours dans une minute ! Oh ! à ce compte-là , je serai bien vieille, quand je reverrai mon Roméo. ROMÉO Adieu ! je ne perdrai pas une occasion, mon amour, de renvoyer un souvenir. JULIETTE Oh ! crois-tu que nous nous rejoindrons jamais ? ROMÉO Je n’en doute pas ; et toutes ces douleurs feront le doux entretien de nos moments à venir. JULIETTE Ô Dieu ! j’ai dans l’âme un présage fatal. Maintenant que tu es en bas, tu m’apparais comme un mort au fond d’une tombe. Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pâle. ROMÉO Crois-moi, amour, tu me sembles bien pâle aussi. L’angoisse aride boit notre sang. Adieu ! adieu ! Roméo sort. JULIETTE Ô fortune ! fortune ! tout le monde te dit capricieuse ! Si tu es capricieuse, qu’as-tu à faire avec un homme d’aussi illustre constance ? Fortune, sois capricieuse, car alors tu ne le retiendras pas longtemps, j’espère, et tu me le renverras. LADY CAPULET, du dehors. - Holà ! ma fille ! êtes-vous levée ? JULIETTE Qui m’appelle ? est-ce madame ma mère ? Se serait-elle couchée si tard ou levée si tôt ? Quel étrange motif l’amène ? Entre lady Capulet. LADY CAPULET Eh bien, comment êtes-vous, Juliette ? JULIETTE Je ne suis pas bien, madame. LADY CAPULET Toujours à pleurer la mort de votre cousin ?… Prétends-tu donc le laver de la poussière funèbre avec tes larmes ? Quand tu y parviendrais, tu ne pourrais pas le faire revivre. Cesse donc un chagrin raisonnable prouve l’affection ; mais un chagrin excessif prouve toujours un manque de sagesse. JULIETTE Laissez-moi pleurer encore une perte aussi sensible. LADY CAPULET Vous ne sentirez que plus vivement cette perte, sans sentir plus près de vous l’ami que vous pleurez. JULIETTE Je sens si vivement la perte de cet ami que je ne puis m’empêcher de le pleurer toujours. LADY CAPULET Va, ma fille, ce qui te fait pleurer, c’est moins de le savoir mort que de savoir vivant l’infâme qui l’a tué. JULIETTE Quel infâme, madame ? LADY CAPULET Eh bien ! cet infâme Roméo ! JULIETTE Entre un infâme et lui il y a bien des milles de distance. Que Dieu lui pardonne ! Moi, je lui pardonne de tout mon cÅ“ur ; et pourtant nul homme ne navre mon cÅ“ur autant que lui. LADY CAPULET Parce qu’il vit, le traÃtre ! JULIETTE Oui, madame, et trop loin de mes bras. Que ne suis-je chargée de venger mon cousin ! LADY CAPULET Nous obtiendrons vengeance, sois-en sûre. Ainsi ne pleure plus. Je ferai prévenir quelqu’un à Mantoue, où vit maintenant ce vagabond banni on lui donnera une potion insolite qui l’enverra vite tenir compagnie à Tybalt, et alors j’espère que tu seras satisfaite. JULIETTE Je ne serai vraiment satisfaite que quand je verrai Roméo… supplicié, torturé est mon pauvre cÅ“ur, depuis qu’un tel parent m’est enlevé. Madame, trouvez seulement un homme pour porter le poison ; moi, je le préparerai, et si bien qu’après l’avoir pris, Roméo dormira vite en paix. Oh ! quelle horrible souffrance pour mon cÅ“ur de l’entendre nommer, sans pouvoir aller jusqu’à lui, pour assouvir l’amour que je portais à mon cousin sur le corps de son meurtrier ! LADY CAPULET Trouve les moyens, toi ; moi, je trouverai l’homme. Maintenant, fille, j’ai à te dire de joyeuses nouvelles. JULIETTE La joie est la bienvenue quand elle est si nécessaire quelles sont ces nouvelles ? j’adjure votre Grâce. LADY CAPULET Va, va, mon enfant, tu as un excellent père ! pour te tirer de ton accablement, il a improvisé une journée de fête à laquelle tu ne t’attends pas et que je n’espérais guère. JULIETTE Quel sera cet heureux jour madame ? LADY CAPULET Eh bien, mon enfant, jeudi prochain, de bon matin, un galant, jeune et noble gentilhomme, le comte Paris, te mènera à l’église Saint-Pierre et aura le bonheur de faire de toi sa joyeuse épouse. JULIETTE Oh ! par l’église de Saint-Pierre et par Saint Pierre lui-même, il ne fera pas de moi sa joyeuse épouse. Je m’étonne de tant de hâte ordonner ma noce, avant que celui qui doit être mon mari m’ait fait sa cour ! Je vous en prie, madame, dites à mon seigneur et père que je ne veux pas me marier encore. Si jamais je me marie, je le jure, ce sera plutôt à ce Roméo que vous savez haï de moi, qu’au comte Paris. Voilà des nouvelles en vérité. LADY CAPULET Voici votre père qui vient ; faites-lui vous-même votre réponse, et nous verrons comment il la prendra. Entrent Capulet et la nourrice. CAPULET, regardant Juliette qui sanglote. - Quand le soleil disparaÃt, la terre distille la rosée, mais, après la disparition du radieux fils de mon frère, il pleut tout de bon. Eh bien ! es-tu devenue gouttière, fillette ? Quoi, toujours des larmes ! toujours des averses ! Dans ta petite personne tu figures à la fois la barque, la mer et le vent tes yeux, que je puis comparer à la mer ont sans cesse un flux et un reflux de larmes ; ton corps est la barque qui flotte au gré de cette onde salée, et tes soupirs sont les vents qui, luttant de furie avec tes larmes, finiront, si un calme subit ne survient, par faire sombrer ton corps dans la tempête… Eh bien, femme, lui avez-vous signifié notre décision ? LADY CAPULET Oui, messire ; mais elle refuse ; elle vous remercie. La folle ! je voudrais qu’elle fût mariée à son linceul !… CAPULET Doucement, je n’y suis pas, je n’y suis pas, femme. Comment ! elle refuse ! elle nous remercie et elle n’est pas fière, elle ne s’estime pas bien heureuse, tout indigne qu’elle est, d’avoir, par notre entremise, obtenu pour mari un si digne gentilhomme ! JULIETTE Je ne suis pas fière, mais reconnaissante ; fière, je ne puis l’être de ce que je hais comme un mal. Mais je suis reconnaissante du mal même qui m’est fait par amour. CAPULET Eh bien, eh bien, raisonneuse, qu’est-ce que cela signifie ? Je vous remercie et je ne vous remercie pas… Je suis fière et je ne suis pas fière !… Mignonne donzelle, dispensez-moi de vos remerciements et de vos fiertés, et préparez vos fines jambes pour vous rendre jeudi prochain à l’église Saint Pierre en compagnie de Paris ; ou je t’y traÃnerai sur la claie, moi ! Ah ! livide charogne ! ah ! bagasse ! Ah ! face de suif ! LADY CAPULET Fi, fi ! perdez-vous le sens ? JULIETTE, s’agenouillant. - Cher père, je vous en supplie à genoux, ayez la patience de m’écouter ! rien qu’un mot ! CAPULET Au diable, petite bagasse ! misérable révoltée ! Tu m’entends, rends-toi à l’église jeudi, ou évite de me rencontrer jamais face à face ne parle pas, ne réplique pas, ne me réponds pas ; mes doigts me démangent… Femme, nous croyions notre union pauvrement bénie, parce que Dieu ne nous avait prêté que cette unique enfant ; mais, je le vois maintenant, cette enfant unique était déjà de trop, et nous avons été maudits en l’ayant. Arrière, éhontée ! LA NOURRICE Que le Dieu du ciel la bénisse ! Vous avez tort, monseigneur, de la traiter ainsi. CAPULET Et pourquoi donc, dame Sagesse ?… Retenez votre langue, maÃtresse Prudence, et allez bavarder avec vos commères. LA NOURRICE Ce que je dis n’est pas un crime. CAPULET Au nom du ciel, bonsoir ! LA NOURRICE Peut-on pas dire un mot ? CAPULET Paix, stupide radoteuse ! Allez émettre vos sentences en buvant un bol chez une commère, car ici nous n’en avons pas besoin. LADY CAPULET Vous êtes trop brusque. CAPULET Jour de Dieu ! j’en deviendrai fou. Le jour, la nuit, à toute heure, à toute minute, à tout moment, que je fusse occupé ou non, seul ou en compagnie, mon unique souci a été de la marier ; enfin je trouve un gentilhomme de noble lignée, ayant de beaux domaines, jeune, d’une noble éducation, pétri, comme on dit, d’honorables qualités, un homme aussi accompli qu’un cÅ“ur peut le souhaiter, et il faut qu’une petite sotte pleurnicheuse, une poupée gémissante, quand on lui offre sa fortune, réponde Je ne veux pas me marier, je ne puis aimer, je suis trop jeune, je vous prie de me pardonner ! Ah ! si vous ne vous mariez pas, vous verrez comme je vous pardonne ; allez paÃtre où vous voudrez, vous ne logerez plus avec moi. Faites-y attention, songez-y, je n’ai pas coutume de plaisanter. Jeudi approche ; mettez la main sur votre cÅ“ur, et réfléchissez. Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami ; si tu ne l’es plus, va au diable, mendie, meurs de faim dans les rues. Car, sur mon âme, jamais je ne te reconnaÃtrai, et jamais rien de ce qui est à moi ne sera ton bien. Compte là -dessus, réfléchis, je tiendrai parole. Il sort. JULIETTE N’y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages, qui voie au fond de ma douleur ? Ô ma mère bien-aimée, ne me rejetez pas, ajournez ce mariage d’un mois, d’une semaine ! Sinon, dressez le lit nuptial dans le sombre monument où Tybalt repose ! LADY CAPULET Ne me parle plus, car je n’ai rien à te dire ; fais ce que tu voudras, car entre toi et moi tout est fini. Elle sort. JULIETTE Ô mon Dieu !… Nourrice, comment empêcher cela ? Mon mari est encore sur la terre, et ma foi est au ciel ; comment donc ma foi peut-elle redescendre ici-bas, tant que mon mari ne l’aura pas renvoyée du ciel en quittant la terre ?… Console-moi, conseille-moi ! Hélas ! hélas ! se peut-il que le ciel tende de pareils pièges à une créature aussi frêle que moi ! Que dis-tu ? n’as-tu pas un mot qui me soulage ? Console-moi, nourrice. LA NOURRICE Ma foi, écoutez Roméo est banni ; je gage le monde entier contre néant qu’il n’osera jamais venir vous réclamer ; s’il le fait, il faudra que ce soit à la dérobée. Donc, puisque tel est le cas, mon avis, c’est que vous épousiez le comte. Oh ! c’est un si aimable gentilhomme ! Roméo n’est qu’un torchon près de lui !… Un aigle, madame, n’a pas l’œil aussi vert, aussi vif, aussi brillant que Paris. Maudit soit mon cÅ“ur si je ne vous trouve pas bien heureuse de ce second mariage ! il vaut mieux que votre premier. Au surplus, votre premier est mort, ou autant vaudrait qu’il le fût, que de vivre sans vous être bon à rien. JULIETTE Parles-tu du fond du cÅ“ur ? LA NOURRICE Et du fond de mon âme ; sinon, malédiction à tous deux ! JULIETTE Amen ! LA NOURRICE Quoi ? JULIETTE Oh ! tu m’as merveilleusement consolée. Va dire à madame qu’ayant déplu à mon père, je suis allée à la cellule de Laurence, pour me confesser et recevoir l’absolution. LA NOURRICE Oui, certes, j’y vais. Vous faites sagement. Elle sort. JULIETTE, regardant s’éloigner la nourrice. - Ô vieille damnée ! abominable démon ! Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me parjure, ou de ravaler mon seigneur de cette même bouche qui l’a exalté au-dessus de toute comparaison tant de milliers de fois… Va-t’en, conseillère ; entre toi et mon cÅ“ur il y a désormais rupture. Je vais trouver le religieux pour lui demander un remède ; à défaut de tout autre, j’ai la ressource de mourir. Elle sort. Scène XVII. La cellule de frère Laurence. Entrent Laurence et Paris. LAURENCE Jeudi, seigneur ! le terme est bien court. PARIS Mon père Capulet le veut ainsi, et je ne retarderai son empressement par aucun obstacle. LAURENCE Vous ignorez encore, dites-vous, les sentiments de la dame. Voilà une marche peu régulière ; et qui ne me plaÃt pas. PARIS Elle ne cesse de pleurer la mort de Tybalt, et c’est pourquoi je lui ai peu parlé d’amour ; car Vénus ne sourit guère dans une maison de larmes. Or son père voit un danger à ce qu’elle se laisse ainsi dominer par la douleur ; et, dans sa sagesse, il hâte notre mariage pour arrêter cette inondation de larmes. Le chagrin qui l’absorbe dans la solitude pourra se dissiper dans la société. Maintenant vous connaissez les raisons de cet empressement. LAURENCE, à part Hélas ! je connais trop celles qui devraient le ralentir ! Haut. Justement, messire, voici la dame qui vient à ma cellule. Entre Juliette. PARIS Heureux de vous rencontrer, ma dame et ma femme ! JULIETTE Votre femme ! Je pourrai l’être quand je pourrai être mariée. PARIS Vous pouvez et vous devez l’être, amour, jeudi prochain. JULIETTE Ce qui doit être sera. LAURENCE Voilà une vérité certaine. PARIS, à Juliette venez-vous faire votre confession à ce bon père ? JULIETTE Répondre à cela, ce serait me confesser à vous. PARIS Ne lui cachez pas que vous m’aimez. JULIETTE Je vous confesse que je l’aime. PARIS Comme vous confesserez, j’en suis sûr, que vous m’aimez. JULIETTE Si je fais cet aveu, il aura plus de prix en arrière de vous qu’en votre présence. PARIS Pauvre âme, les larmes ont bien altéré ton visage. JULIETTE Elles ont remporté là une faible victoire il n’avait pas grand charme avant leurs ravages. PARIS Ces paroles-là lui font plus d’injure que tes larmes. JULIETTE Ce n’est pas une calomnie, monsieur, c’est une vérité ; et cette vérité, je la dis à ma face. PARIS Ta beauté est à moi et tu la calomnies. JULIETTE Il se peut, car elle ne m’appartient pas…Etes-vous de loisir, saint père, en ce moment, ou reviendrai-je ce soir après vêpres ? LAURENCE J’ai tout mon loisir, pensive enfant… Mon seigneur nous aurions besoin d’être seuls. PARIS Dieu me préserve de troubler la dévotion ! Juliette, jeudi, de bon matin, j’irai vous réveiller. Jusque-là , adieu, et recueillez ce pieux baiser. Il l’embrasse et sort. JULIETTE Oh ! ferme la porte, et, cela fait, viens pleurer avec moi plus d’espoir, plus de ressource, plus de remède. LAURENCE Ah ! Juliette, je connais déjà ton chagrin, et j’ai l’esprit tendu par une anxiété inexprimable. Je sais que jeudi prochain, sans délai possible, tu dois être mariée au comte. JULIETTE Ne me dis pas que tu sais cela, frère, sans me dire aussi comment je puis l’empêcher. Si dans ta sagesse tu ne trouves pas de remède, déclare seulement que ma résolution est sage, et sur-le-champ je remédie à tout avec ce couteau. Elle montre un poignard. Dieu a joint mon cÅ“ur à celui de Roméo ; toi, tu as joint nos mains ; et, avant que cette main, engagée par toi à Roméo, scelle un autre contrat, avant que mon cÅ“ur loyal, devenu perfide et traÃtre, se donne à un autre, ceci aura eu raison de tous deux. Donc, en vertu de ta longue expérience, donne-moi vite un conseil ; sinon, regarde ! entre ma détresse et moi je prends ce couteau sanglant pour médiateur c’est lui qui arbitrera le litige que l’autorité de ton âge et de ta science n’aura pas su terminer à mon honneur Réponds-moi sans retard ; il me tarde de mourir si ta réponse ne m’indique pas de remède ! LAURENCE Arrête, ma fille ! j’entrevois une espérance possible, mais le moyen nécessaire à son accomplissement est aussi désespéré que le mal que nous voulons empêcher. Si, plutôt que d’épouser le comte Paris, tu as l’énergie de vouloir te tuer, il est probable que tu oseras affronter l’image de la mort pour repousser le déshonneur, toi qui, pour y échapper, veux provoquer la mort elle-même. Eh bien, si tu as ce courage, je te donnerai un remède. JULIETTE Oh ! plutôt que d’épouser Paris, dis-moi de m’élancer des créneaux de cette tour là -bas, ou d’errer sur le chemin des bandits ; dis-moi de me glisser où rampent des serpents ; enchaÃne-moi avec des ours rugissants ; enferme moi, la nuit, dans un charnier, sous un monceau d’os de morts qui s’entrechoquent, de moignons fétides et de crânes jaunes et décharnés ; dis-moi d’aller, dans une fosse fraÃche remuée, m’enfouir sous le linceul avec un mort ; ordonne moi des choses dont le seul récit me faisait trembler et je les ferai sans crainte, sans hésitation, pour rester l’épouse sans tache de mon doux bien-aimé. LAURENCE Écoute alors rentre à la maison, aie l’air gai et dis que tu consens à épouser Paris. C’est demain mercredi. Demain soir, fais en sorte de coucher seule ; que ta nourrice ne couche pas dans ta chambre ; une fois au lit, prends cette fiole et avale la liqueur qui y est distillée. Aussitôt dans toutes tes veines se répandra une froide et léthargique humeur le pouls suspendra son mouvement naturel et cessera de battre ; ni chaleur ni souffle n’attesteront que tu vis. Les roses de tes lèvres et de tes joues seront flétries et ternes comme la cendre ; les fenêtres de tes yeux seront closes, comme si la mort les avait fermées au jour de la vie. Chaque partie de ton être, privée de souplesse et d’action, sera roide, inflexible et froide comme la mort. Dans cet état apparent de cadavre tu resteras juste quarante-deux heures, et alors tu t’éveilleras comme d’un doux sommeil. Le matin, quand le fiancé arrivera pour hâter ton lever il te trouvera morte dans ton lit. Alors, selon l’usage de notre pays, vêtue de ta plus belle parure, et placée dans un cercueil découvert, tu seras transportée à l’ancien caveau où repose toute la famille des Capulets. Cependant, avant que tu sois éveillée, Roméo, instruit de notre plan par mes lettres, arrivera ; lui et moi nous épierons ton réveil, et cette nuit-là même Roméo t’emmènera à Mantoue. Et ainsi tu seras sauvée d’un déshonneur imminent, si nul caprice futile, nulle frayeur féminine n’abat ton courage au moment de l’exécution. JULIETTE Donne ! Eh ! donne ! ne me parle pas de frayeur. LAURENCE, lui remettant la fiole. - Tiens, pars ! Sois forte et sois heureuse dans ta résolution. Je vais dépêcher un religieux à Mantoue avec un message pour ton mari. JULIETTE Amour donne-moi ta force, et cette force me sauvera. Adieu, mon père ! Ils se séparent. Scène XVIII. Dans la maison de Capulet. Entrent Capulet, lady Capulet, la nourrice et des valets. CAPULET, remettant un papier au premier valet. - Tu inviteras toutes les personnes dont les noms sont écrits ici. Le valet sort. Au second valet. Maraud, va me louer vingt cuisiniers habiles. DEUXIÈME VALET Vous n’en aurez que de bons, monsieur, car je m’assurerai d’abord s’ils se lèchent les doigts. CAPULET Et comment t’assureras-tu par là de leur savoir-faire ? DEUXIÈME VALET Pardine, monsieur, C’est un mauvais cuisinier que celui qui ne se lèche pas les doigts ainsi ceux qui ne se lécheront pas les doigts, je ne les prendrai pas. CAPULET Bon, va-t’en. Le valet sort. Nous allons être pris au dépourvu cette fois. Eh bien, est-ce que ma fille est allée chez frère Laurence ? LA NOURRICE Oui, ma foi. CAPULET Allons, il aura peut-être une bonne influence sur elle. La friponne est si maussade, si opiniâtre. Entre Juliette. LA NOURRICE Voyez donc avec quelle mine joyeuse elle revient de confesse. CAPULET Eh bien, mon entêtée, où avez-vous été comme ça ? JULIETTE Chez quelqu’un qui m’a appris à me repentir de ma coupable résistance à vous et à vos ordres. Le vénérable Laurence m’a enjoint de me prosterner à vos pieds, et de vous demander pardon… Elle s’agenouille devant son père.Pardon, je vous en conjure ! Désormais, je me laisserai régir entièrement par vous. CAPULET Qu’on aille chercher le comte, et qu’on l’instruise de ceci. Je veux que ce nÅ“ud soit noué dès demain matin. JULIETTE J’ai rencontré le jeune Comte à la cellule de Florence, et je lui ai témoigné mon amour autant que je le pouvais sans franchir les bornes de la modestie. CAPULET Ah ! j’en suis bien aise… Voilà qui est bien… relève-toi. Juliette se relève.Les choses sont comme elles doivent être… Il faut que je voie le comte. Morbleu, qu’on aille le chercher, vous dis-je. Ah ! pardieu ! c’est un saint homme que ce révérend père, et toute notre cité lui est bien redevable. JULIETTE Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet ? Vous m’aiderez à ranger les parures que vous trouverez convenables pour ma toilette de demain. LADY CAPULET Non, non, pas avant jeudi. Nous avons le temps. CAPULET Va, nourrice, Va avec elle. Juliette Sort avec la nourrice. — À lady Capulet.Nous irons à l’église demain. LADY CAPULET Nous serons pris à court pour les préparatifs il est presque nuit déjà . CAPULET Bah ! je vais me remuer, et tout ira bien, je te le garantis, femme ! Toi, va rejoindre Juliette, et aide-la à se parer ; je ne me coucherai pas cette nuit… Laisse-moi seul ; c’est moi qui ferai la ménagère cette fois… Holà !… Ils sont tous sortis. Allons, je vais moi-même chez le comte Paris le prévenir pour demain. J’ai le cÅ“ur étonnamment allègre, depuis que cette petite folle est venue à résipiscence. Ils sortent. Scène XIX. La chambre à coucher de Juliette. Entrent Juliette et la nourrice. JULIETTE Oui, c’est la toilette qu’il faut… Mais, gentille nourrice, laisse-moi seule cette nuit, je t’en prie car j’ai besoin de beaucoup prier pour décider le ciel à sourire à mon existence, qui est, tu le sais bien, pleine de trouble et de péché. Entre lady Capulet. LADY CAPULET Allons, êtes-vous encore occupées ? avez-vous besoin de mon aide ? JULIETTE Non, madame ; nous avons choisi tout ce qui sera nécessaire pour notre cérémonie de demain. Veuillez permettre que je reste seule à présent, et que la nourrice veille avec vous cette nuit ; car j’en suis sûre, vous avez trop d’ouvrage sur les bras, dans des circonstances si pressantes. LADY CAPULET Bonne nuit ! Mets-toi au lit, et repose ; car tu en as besoin. Lady Capulet sort avec la nourrice. JULIETTE Adieu !… Dieu sait quand nous nous reverrons. Une vague frayeur répand le frisson dans mes veines et y glace presque la chaleur vitale… Je vais les rappeler pour me rassurer. Nourrice !… qu’a-t-elle à faire ici ? Il faut que je joue seule mon horrible scène. Prenant la fiole que Laurence lui a donnée. À moi, fiole !… Eh quoi ! si ce breuvage n’agissait pas ! serais-je donc mariée demain matin ?… Non, non. Voici qui l’empêcherait… Repose ici, toi. Elle met un couteau à côté de son lit. Et si c’était un poison que le moine m’eût subtilement administré pour me faire mourir afin de ne pas être déshonorée par ce mariage, lui qui m’a déjà mariée à Roméo ? J’ai peur de cela ; mais non, c’est impossible il a toujours été reconnu pour un saint homme… Et si, une fois déposée dans le tombeau, je m’éveillais avant le moment où Roméo doit venir me délivrer ! Ah ! l’effroyable chose ! Ne pourrais-je pas être étouffée dans ce caveau dont la bouche hideuse n’aspire jamais un air pur et mourir suffoquée avant que Roméo n’arrive ? Ou même, si je vis, n’est-il pas probable que l’horrible impression de la mort et de la nuit jointe à la terreur du lieu… En effet ce caveau est l’ancien réceptacle où depuis bien des siècles sont entassés les os de tous mes ancêtres ensevelis ; où Tybalt sanglant et encore tout frais dans la terre pourrit sous son linceul ; où, dit-on, à certaines heures de la nuit, les esprits s’assemblent ! Hélas ! hélas ! n’est-il pas probable que, réveillée avant l’heure, au milieu d’exhalaisons infectes et de gémissements pareils à ces cris de mandragores déracinées que des vivants ne peuvent entendre sans devenir fous… Oh ! si je m’éveille ainsi, est-ce que je ne perdrai pas la raison, environnée de toutes ces horreurs ? Peut-être alors, insensée, voudrai-je jouer avec les squelettes de mes ancêtres, arracher de son linceul Tybalt mutilé, et, dans ce délire, saisissant l’os de quelque grand-parent comme une massue, en broyer ma cervelle désespérée ! Oh ! tenez ! il me semble voir le spectre de mon cousin poursuivant Roméo qui lui a troué le corps avec la pointe de son épée… Arrête, Tybalt, arrête ! Elle porte la fiole à ses lèvres. Roméo ! Roméo ! Roméo ! voici à boire ! je bois à toi. Elle se jette sur son lit derrière un rideau. Scène XX. Une salle dans la maison de Capulet. Le jour se lève. Entrent lady Capulet et la nourrice. LADY CAPULET, donnant un trousseau de clefs à la nourrice. Tenez, nourrice, prenez ces clefs et allez chercher d’autres épices. LA NOURRICE On demande des dattes et des coings pour la pâtisserie. Entre Capulet. CAPULET Allons ! debout ! debout ! debout ! le coq a chanté deux fois ; le couvre-feu a sonné ; il est trois heures. À Lady Capulet. Ayez l’œil aux fours, bonne Angélique, et qu’on n’épargne rien. LA NOURRICE, à Capulet Allez, allez, cogne-fétu, allez vous mettre au lit ; ma parole, vous serez malade demain d’avoir veillé cette nuit. CAPULET Nenni, nenni. Bah ! j’ai déjà passé des nuits entières pour de moindres motifs, et je n’ai jamais été malade. LADY CAPULET Oui, vous avez chassé les souris dans votre temps ; mais je veillerai désormais à ce que vous ne veilliez plus ainsi. Lady Capulet et la nourrice sortent. CAPULET Jalousie ! jalousie ! Des valets passent portant des broches, des bûches et des paniers. Au premier valet. Eh bien, l’ami, qu’est-ce que tout ça ? PREMIER VALET Monsieur, c’est pour le cuisinier, mais je ne sais trop ce que c’est. CAPULET Hâte-toi, hâte-toi. Sort le premier valet. Au deuxième valet. Maraud, apporte des bûches plus sèches, appelle Pierre, il te montrera où il y en a. DEUXIÈME VALET J’ai assez de tête, monsieur, pour suffire aux bûches sans déranger Pierre. Il sort. CAPULET Par la messe, bien répondu. Voilà un plaisant coquin ! Ah ! je te proclame roi des bûches… Ma foi, il est jour Le comte va être ici tout à l’heure avec la musique, car il me l’a promis. Bruit d’instruments qui se rapprochent. Je l’entends qui s’avance… Nourrice ! Femme ! Holà ! nourrice, allons donc ! Entre la nourrice. CAPULET Allez éveiller Juliette, allez, et habillez-la ; je vais causer avec Paris… Vite, hâtez-vous, hâtez-vous ! le fiancé est déjà arrivé ; hâtez-vous, vous dis-je. Tous sortent. Scène XXI. La chambre à coucher de Juliette. Entre la nourrice. LA NOURRICE, appelant — Madame ! allons, madame !… Juliette !… Elle dort profondément, je le garantis… Eh bien, agneau ! eh bien, maÃtresse !… Fi, paresseuse !… Allons, amour allons ! Madame ! mon cher cÅ“ur ! Allons, la mariée ! Quoi, pas un mot !… Vous en prenez pour votre argent cette fois, vous dormez pour une semaine, car, la nuit prochaine, j’en réponds, le comte a pris son parti de ne vous laisser prendre que peu de repos… Dieu me pardonne ! Jésus Marie ! comme elle dort ! Il faut que je l’éveille… Madame ! madame ! madame ! Oui, que le comte vous surprenne au lit ; c’est lui qui vous secouera, ma foi… Elle tire les rideaux du lit et découvre Juliette étendue et immobile. Est-il possible ! — Quoi ! toute vêtue, toute parée, et recouchée ! Il faut que je la réveille… Madame ! madame ! madame ! — O malheur ! faut-il que je sois jamais née !… — Holà , de l’eau-de-vie !… Monseigneur ! Madame ! Entre lady Capulet. LADY CAPULET — Quel est ce bruit ? LA NOURRICE Ô jour lamentable ! LADY CAPULET Qu’y a-t-il ? LA NOURRICE, montrant le lit Regardez, regardez ! Ô jour désolant ! LADY CAPULET Ciel ! ciel ! Mon enfant, ma vie ! Renais, rouvre les yeux, ou je vais mourir avec toi ! Au secours ! au secours ! appelez au secours ! Entre Capulet CAPULET Par pudeur, amenez Juliette, son mari est arrivé. LA NOURRICE Elle est morte, décédée, elle est morte ; ah ! mon Dieu ! LADY CAPULET Mon Dieu ! elle est morte ! elle est morte ! elle est morte ! CAPULET, s’approchant de Juliette Ah ! que je la voie !… C’est fini, hélas ! elle est froide ! Son sang est arrêté et ses membres sont roides. La vie a depuis longtemps déserté ses lèvres. La mort est sur elle, comme une gelée précoce sur la fleur des champs la plus suave. LA NOURRICE Ô jour lamentable ! LADY CAPULET Douloureux moment ! CAPULET La mort qui me l’a prise pour me faire gémir enchaÃne ma langue et ne me laisse pas parler. Entrent frère Laurence et Paris suivis de musiciens. LAURENCE Allons, la fiancée est-elle prête à aller à l’église ? CAPULET Prête à y aller, mais pour n’en pas revenir ! À Paris. Ô mon fils, la nuit qui précédait tes noces, la mort est entrée dans le lit de ta fiancée, et voici la pauvre fleur toute déflorée par elle. Le sépulcre est mon gendre, le sépulcre est mon héritier, le sépulcre a épousé ma fille. Moi, je vais mourir et tout lui laisser. Quand la vie se retire, tout est au sépulcre. PARIS N’ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, que pour qu’elle me donnât un pareil spectacle ! LADY CAPULET Jour maudit, malheureux, misérable, odieux ! Heure la plus atroce qu’ait jamais vue le temps dans le cours laborieux de son pèlerinage ! Rien qu’une pauvre enfant, une pauvre chère enfant, rien qu’un seul être pour me réjouir et me consoler et la mort cruelle l’arrache de mes bras ! LA NOURRICE Ô douleur ! Ô douloureux, douloureux, douloureux jour ! Jour lamentable ! jour le plus douloureux que jamais, jamais j’aie vu ! Ô jour ! Ô jour ! Ô jour ! Ô jour odieux ! Jamais jour ne fut plus sombre ! Ô jour douloureux ! Ô jour douloureux ! PARIS Déçue, divorcée, frappée, accablée, assassinée ! Oui, détestable mort, déçue par toi, ruinée par toi, cruelle, cruelle ! Ô mon amour ! ma vie !… Non, tu n’es plus ma vie, tu es mon amour dans la mort ! CAPULET Honnie, désolée, navrée, martyrisée, tuée ! Sinistre catastrophe, pourquoi es-tu venue détruire, détruire notre solennité ?… Ô mon enfant ! mon enfant ! mon enfant ! Non ! toute mon âme ! Quoi, tu es morte !… Hélas ! mon enfant est morte, et, avec mon enfant, sont ensevelies toutes mes joies ! LAURENCE Silence, n’avez-vous pas de honte ? Le remède aux maux désespérés n’est pas dans ces désespoirs. Le ciel et vous, vous partagiez cette belle enfant ; maintenant le ciel l’a tout entière, et pour elle c’est tant mieux. Votre part en elle, vous ne pouviez la garder de la mort, mais le ciel garde sa part dans l’éternelle vie. Une haute fortune était tout ce que vous lui souhaitiez ; c’était le ciel pour vous de la voir s’élever et vous pleurez maintenant qu’elle s’élève au-dessus des nuages, jusqu’au ciel même ! Oh ! vous aimez si mal votre enfant que vous devenez fous en voyant qu’elle est bien. De vivre longtemps mariée, ce n’est pas être bien mariée ; la mieux mariée est celle qui meurt jeune. Séchez vos larmes et attachez vos branches de romarin sur ce beau corps ; puis, selon la coutume, portez-la dans sa plus belle parure à l’église. Car bien que la faible nature nous force tous à pleurer, les larmes de la nature font sourire la raison. CAPULET Tous nos préparatifs de fête se changent en appareil funèbre notre concert devient un glas mélancolique ; notre repas de noces, un triste banquet d’obsèques ; nos hymnes solennelles, des chants lugubres. Notre bouquet nuptial sert pour une morte, et tout change de destination. LAURENCE Retirez-vous, monsieur, et vous aussi, madame, et vous aussi, messire Paris ; que chacun se prépare à escorter cette belle enfant jusqu’à son tombeau. Le ciel s’appesantit sur vous, pour je ne sais quelle offense ; ne l’irritez pas davantage en murmurant contre sa volonté suprême. Sortent Capulet, lady Capulet, Paris et Frère Laurence. PREMIER MUSICIEN Nous pouvons serrer nos flûtes et partir. LA NOURRICE Ah ! serrez-les, serrez-les, mes bons, mes honnêtes amis ; car comme vous voyez, la situation est lamentable. PREMIER MUSICIEN Oui, et je voudrais qu’on pût l’amender Sort la nourrice. Entre Pierre. PIERRE Musiciens ! oh ! musiciens, vite Gaieté du cÅ“ur ! Gaieté du cÅ“ur ! Oh ! si vous voulez que je vive, jouez-moi Gaieté du cÅ“ur ! PREMIER MUSICIEN Et pourquoi Gaieté du cÅ“ur ? PIERRE Ô musiciens ! parce que mon cÅ“ur lui-même joue l’air de Mon cÅ“ur est triste. Ah ! jouez-moi quelque complainte joyeuse pour me consoler. DEUXIÈME MUSICIEN Pas la moindre complainte ; ce n’est pas le moment de jouer à présent. PIERRE Vous ne voulez pas, alors ? LES MUSICIENS Non. PIERRE Alors vous allez l’avoir solide. PREMIER MUSICIEN Qu’est-ce que nous allons avoir ? PIERRE Ce n’est pas de l’argent, Morbleu, c’est une raclée, méchants racleurs ! PREMIER MUSICIEN Méchant valet ! PIERRE Ah ! je vais vous planter ma dague de valet dans la perruque. Je ne supporterai pas vos fadaises ; je vous en donnerai des fa dièses, moi, sur les épaules, notez bien. PREMIER MUSICIEN En nous donnant le fa dièse, c’est vous qui nous noterez. DEUXIÈME MUSICIEN Voyons, rengainez votre dague et dégainez votre esprit. PIERRE En garde donc ! Je vais vous attaquer à la pointe de l’esprit et rengainer ma pointe d’acier.. Ripostez-moi en hommes. Il chante. Quand une douleur poignante blesse le cÅ“ur Et qu’une morne tristesse accable l’esprit, Alors la musique au son argentin… Pourquoi son argentin ? Pourquoi la musique a-t-elle le son argentin ? Répondez, Simon Corde-à -Boyau ! PREMIER MUSICIEN Eh ! parce que l’argent a le son fort doux. PIERRE Joli ! Répondez, vous, Hugues Rebec ! DEUXIÈME MUSICIEN La musique a le son argentin, parce que les musiciens la font sonner pour argent. PIERRE Joli aussi !… Répondez, vous, Jacques Serpent. TROISIEME MUSICIEN Ma foi, je ne sais que dire. PIERRE Oh ! j’implore votre pardon vous êtes le chanteur de la bande. Eh bien, je vais répondre pour vous. La musique a le son argentin, parce que les gaillards de votre espèce font rarement sonner l’or. Il chante. Alors la musique au son argentin Apporte promptement le remède. Il sort. PREMIER MUSICIEN Voilà un fieffé coquin ! DEUXIÈME MUSICIEN Qu’il aille se faire pendre !… Sortons, nous autres ! attendons le convoi, et nous resterons à dÃner. Ils sortent. Scène XXII. Mantoue. Une rue. Entre Roméo. ROMÉO Si je puis me fier aux flatteuses assurances du sommeil, mes rêves m’annoncent l’arrivée de quelque joyeuse nouvelle. La pensée souveraine de mon cÅ“ur siège sereine sur son trône ; et, depuis ce matin, une allégresse singulière m’élève au-dessus de terre par de riantes pensées. J’ai rêvé que ma dame arrivait et me trouvait mort étrange rêve qui laisse à un mort la faculté de penser !, puis, qu’à force de baisers elle ranimait la vie sur mes lèvres, et que je renaissais, et que j’étais empereur. Ciel ! combien doit être douce la possession de l’amour, si son ombre est déjà si prodigue de joies ! Entre Balthazar chaussé de bottes. ROMÉO Des nouvelles de Vérone !… Eh bien, Balthazar, est-ce que tu ne m’apportes pas de lettre du moine ? Comment va ma dame ? Mon père est-il bien ? Comment va madame Juliette ? Je te répète cette question-là ; car si ma Juliette est heureuse, il n’existe pas de malheur. BALTHAZAR Elle est heureuse, il n’existe donc pas de malheur. Son corps repose dans le tombeau des Capulets, et son âme immortelle vit avec les anges. Je l’ai vu déposer dans le caveau de sa famille, et j’ai pris aussitôt la poste pour vous l’annoncer. Oh ! pardonnez-moi de vous apporter ces tristes nouvelles je remplis l’office dont vous m’aviez chargé, monsieur. ROMÉO Est-ce ainsi ? eh bien, astres, je vous défie !… À Balthazar Tu sais où je loge procure-moi de l’encre et du papier, et loue des chevaux de poste je pars d’ici ce soir. BALTHAZAR Je vous en conjure, monsieur, ayez de la patience. Votre pâleur, votre air hagard annoncent quelque catastrophe. ROMÉO Bah ! tu te trompes !… Laisse-moi et fais ce que je te dis est-ce que tu n’as pas de lettre du moine pour moi ? BALTHAZAR Non, mon bon seigneur. ROMÉO N’importe va-t’en, et loue des chevaux ; je te rejoins sur-le-champ. Sort Balthazar Oui, Juliette, je dormirai près de toi cette nuit. Cherchons le moyen… Ô destruction ! comme tu t’offres vite à la pensée des hommes désespérés ! Je me souviens d’un apothicaire qui demeure aux environs ; récemment encore je le remarquais sous sa guenille, occupé, le sourcil froncé, à cueillir des simples ; il avait la mine amaigrie ; l’âpre misère l’avait usé jusqu’aux os. Dans sa pauvre échoppe étaient accrochés une tortue, un alligator empaillé et des peaux de poissons monstrueux ; sur ses planches, une chétive collection de boÃtes vides, des pots de terre verdâtres, des vessies et des graines moisies, des restes de ficelle et de vieux pains de roses étaient épars çà et là pour faire étalage. Frappé de cette pénurie, je me dis à moi-même Si un homme avait besoin de poison, bien que la vente en soit punie de mort à Mantoue, voici un pauvre gueux qui lui en vendrait. Oh ! je pressentais alors mon besoin présent ; il faut que ce besogneux m’en vende… Autant qu’il m’en souvient, ce doit être ici sa demeure ; comme c’est fête aujourd’hui, la boutique du misérable est fermée… Holà ! l’apothicaire ! Une porte s’ouvre. ParaÃt l’apothicaire. L’APOTHICAIRE Qui donc appelle si fort ? ROMÉO Viens ici, l’ami… Je vois que tu es pauvre ; tiens, voici quarante ducats ; donne-moi une dose de poison ; mais il me faut une drogue énergique qui, à peine dispersée dans les veines de l’homme las de vivre, le fasse tomber mort, et qui chasse du corps le souffle aussi violemment, aussi rapidement que la flamme renvoie la poudre des entrailles fatales du canon ! L’APOTHICAIRE J’ai de ces poisons meurtriers. Mais la loi de Mantoue, c’est la mort pour qui les débite. ROMÉO Quoi ! tu es dans ce dénuement et dans cette misère, et tu as peur de mourir ! La famine est sur tes joues ; le besoin et la souffrance agonisent dans ton regard ; le dégoût et la misère pendent à tes épaules. Le monde ne t’est point ami, ni la loi du monde ; le monde n’a pas fait sa loi pour t’enrichir ; viole-la donc, cesse d’être pauvre et prends ceci. Il lui montre sa bourse. L’APOTHICAIRE Ma pauvreté consent, mais non ma volonté. ROMÉO Je paye ta pauvreté, et non ta volonté. L’APOTHICAIRE Mettez ceci dans le liquide que vous voudrez, et avalez ; eussiez-vous la force de vingt hommes, vous serez expédié immédiatement. ROMÉO, lui jetant sa bourse. - Voici ton or ; ce poison est plus funeste à l’âme des hommes, il commet plus de meurtres dans cet odieux monde que ces pauvres mixtures que tu n’as pas le droit de vendre. C’est moi qui te vends du poison ; tu ne m’en as pas vendu. Adieu, achète de quoi manger et engraisse. Servant la fiole que l’apothicaire lui a remise. Ceci, du poison ? non ! Viens, cordial, viens avec moi au tombeau de Juliette ; c’est là que tu dois me servir Ils se séparent. Scène XXIII. La cellule de Frère Laurence. Entre Frère Jean. JEAN Saint franciscain ! mon frère, holà ! LAURENCE Ce doit être la voix de Frère Jean. De Mantoue sois le bienvenu. Que dit Roméo ?… A-t-il écrit ? Alors donne-moi sa lettre. JEAN J’étais allé à la recherche d’un frère déchaussé de notre ordre, qui devait m’accompagner et je l’avais trouvé ici dans la cité en train de visiter les malades ; mais les inspecteurs de la ville, nous ayant rencontrés tous deux dans une maison qu’ils soupçonnaient infectée de la peste, en ont fermé les portes et n’ont pas voulu nous laisser sortir. C’est ainsi qu’a été empêché mon départ pour Mantoue. LAURENCE Qui donc a porté ma lettre à Roméo ? JEAN La voici. Je n’ai pas pu t’envoyer, ni me procurer un messager pour te la rapporter tant la contagion effrayait tout le monde. LAURENCE Malheureux événement ! Par notre confrérie ce n’était pas une lettre insignifiante, c’était un message d’une haute importance, et ce retard peut produire de grands malheurs. Frère Jean, va me chercher un levier de fer, et apporte le-moi sur-le-champ dans ma cellule. JEAN Frère, je vais te l’apporter Il sort. LAURENCE Maintenant il faut que je me rende seul au tombeau ; dans trois heures la belle Juliette s’éveillera. Elle me maudira, parce que Roméo n’a pas été prévenu de ce qui est arrivé ; mais je vais récrire à Mantoue, et je la garderai dans ma cellule jusqu’à la venue de Roméo. Pauvre cadavre vivant, enfermé dans le sépulcre d’un mort ! Il sort. Scène XXIV. Vérone Un cimetière au milieu duquel s’élève le tombeau des Capulets. Entre Paris suivi de son page qui porte une torche et des fleurs. PARIS Page, donne-moi ta torche. Éloigne-toi et tiens-toi à l’écart… Mais, non, éteins-la, car je ne veux pas être vu. Va te coucher sous ces ifs là -bas, en appliquant ton oreille contre la terre sonore ; aucun pied ne pourra se poser sur le sol du cimetière, tant de fois amolli et foulé par la bêche du fossoyeur sans que tu l’entendes tu siffleras, pour m’avertir, si tu entends approcher quelqu’un… Donne-moi ces fleurs. Fais ce que je te dis. Va. LE PAGE, à part. — J’ai presque peur de rester seul ici dans le cimetière ; pourtant je me risque. Il se retire. PARIS — Douce fleur, je sème ces fleurs sur ton lit nuptial, dont le dais, hélas ! est fait de poussière et de pierres ; je viendrai chaque nuit les arroser d’eau douce, ou, à son défaut, de larmes distillées par des sanglots ; oui, je veux célébrer tes funérailles en venant, chaque nuit, joncher ta tombe et pleurer Lueur d’une torche et bruit de pas au loin. Le page siffle. — Le page m’avertit que quelqu’un approche. Quel est ce pas sacrilège qui erre par ici la nuit et trouble les rites funèbres de mon amour ?… Eh quoi ! une torche !… Nuit, voile-moi un instant. Il se cache. Entre Roméo, suivi de Balthazar qui porte une torche, une pioche et un levier. ROMÉO Donne-moi cette pioche et ce croc d’acier. Remettant un papier au page. Tiens, prends cette lettre ; demain matin, de bonne heure, aie soin de la remettre à mon seigneur et père… Donne-moi la lumière. Sur ta vie, voici mon ordre quoi que tu voies ou entendes, reste à l’écart et ne m’interromps pas dans mes actes. Si je descends dans cette alcôve de la mort c’est pour contempler les traits de ma dame, mais surtout pour détacher de son doigt inerte un anneau précieux, un anneau que je dois employer à un cher usage. Ainsi, éloigne-toi, va-t’en… Mais si, cédant au soupçon, tu oses revenir pour épier ce que je veux faire, par le ciel, je te déchirerai lambeau par lambeau, et je joncherai de tes membres ce cimetière affamé. Ma résolution est farouche comme le moment elle est plus terrible et plus inexorable que le tigre à jeun ou la mer rugissante. BALTHAZAR Je m’en vais, monsieur, et je ne vous troublerai pas. ROMÉO C’est ainsi que tu me prouveras ton dévouement… Lui jetant sa bourse. Prends ceci vis et prospère… Adieu, cher enfant. BALTHAZAR, à part N’importe. Je vais me cacher aux alentours ; sa mine m’effraye, et je suis inquiet sur ses intentions. Il se retire. ROMÉO, prenant le levier et allant au tombeau. - Horrible gueule, matrice de la mort, gorgée de ce que la terre a de plus précieux, je parviendrai bien à ouvrir tes lèvres pourries et à te fourrer de force une nouvelle proie ! Il enfonce la porte du monument. PARIS C’est ce banni, ce Montague hautain qui a tué le cousin de ma bien-aimée la belle enfant en est morte de chagrin, à ce qu’on suppose. Il vient ici pour faire quelque infâme outrage aux cadavres je vais l’arrêter.. Il s’avance. Suspends ta besogne, impie, vil Montague la vengeance peut-elle se poursuivre au-delà de la mort ? Misérable condamné, je t’arrête. Obéis et viens avec moi ; car il faut que tu meures. ROMÉO Il le faut en effet, et c’est pour cela que je suis venu ici… Bon jeune homme, ne tente pas un désespéré, sauve-toi d’ici et laisse-moi… Montrant les tombeaux. Songe à tous ces morts, et recule épouvanté… Je t’en supplie, jeune homme, ne charge pas ma tête d’un péché nouveau en me poussant à la fureur.. Oh ! va-t’en. Par le ciel, je t’aime plus que moi-même, car c’est contre moi-même que je viens ici armé. Ne reste pas, va-t’en ; vis, et dis plus tard que la pitié d’un furieux t’a forcé de fuir. PARIS, l’épée à la main. - Je brave ta commisération, et je t’arrête ici comme félon. ROMÉO Tu veux donc me provoquer ? Eh bien, à toi, enfant. Ils se battent. LE PAGE Ô ciel ! ils se battent je vais appeler le guet. Il sort en courant. PARIS, tombant Oh ! je suis tué !… Si tu es généreux, ouvre le tombeau et dépose-moi près de Juliette. Il expire. ROMÉO Sur ma foi, je le ferai. Se penchant sur le cadavre. Examinons cette figure un parent de Mercutio, le noble comte Paris ! Que m’a donc dit mon valet ? Mon âme, bouleversée, n’y a pas fait attention… Nous étions à cheval… Il me contait, je crois, que Paris devait épouser Juliette. M’a-t-il dit cela, ou l’ai-je rêvé ? Ou, en l’entendant parler de Juliette, ai-je eu la folie de m’imaginer cela ? Prenant le cadavre par le bras. Oh ! donne-moi ta main, toi que l’âpre adversité a inscrit comme moi sur son livre ! Je vais t’ensevelir dans un tombeau triomphal… Un tombeau ? oh ! non, jeune victime, c’est un Louvre splendide, car Juliette y repose, et sa beauté fait de ce caveau une salle de fête illuminée. Il dépose Paris dans le monument. Mort, repose ici, enterré par un mort. Que de fois les hommes à l’agonie ont eu un accès de joie, un éclair avant la mort, comme disent ceux qui les soignent… Ah ! comment comparer ceci à un éclair ? Contemplant le corps de Juliette. Mon amour ! ma femme ! La mort qui a sucé le miel de ton haleine n’a pas encore eu de pouvoir sur ta beauté elle ne t’a pas conquise ; la flamme de la beauté est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues, et le pâle drapeau de la mort n’est pas encore déployé là … Allant à un autre cercueil. Tybalt ! te voilà donc couché dans ton linceul sanglant ! Oh ! que puis-je faire de plus pour toi ? De cette même main qui faucha ta jeunesse, je vais abattre celle de ton ennemi. Pardonne-moi, cousin. Revenant sur ses pas. Ah ! chère Juliette, pourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je croire que le spectre de la Mort est amoureux et que l’affreux monstre décharné te garde ici dans les ténèbres pour te posséder ?… Horreur ! Je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit ; ici, ici, je veux rester avec ta chambrière, la vermine ! Oh ! c’est ici que je veux fixer mon éternelle demeure et soustraire au joug des étoiles ennemies cette chair lasse du monde… Tenant le corps embrassé. Un dernier regard, mes yeux ! bras, une dernière étreinte ! et vous, lèvres, vous, portes de l’haleine, scellez par un baiser légitime un pacte indéfini avec le sépulcre accapareur ! Saisissant la fiole. Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. Pilote désespéré, vite ! lance sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente ! À ma bien-aimée ! Il boit le poison. Oh ! l’apothicaire ne m’a pas trompé ses drogues sont actives… Je meurs ainsi… sur un baiser ! Il expire en embrassant Juliette. Frère Laurence paraÃt à l’autre extrémité du cimetière, avec une lanterne, un levier et une bêche. LAURENCE Saint François me soit en aide ! Que de fois cette nuit mes vieux pieds se sont heurtés à des tombes ! Il rencontre Balthazar étendu à terre. Qui est là ? BALTHAZAR, se relevant. - Un ami ! quelqu’un qui vous connaÃt bien. LAURENCE, montrant le tombeau des Capulets. - Soyez béni !… Dites-moi, mon bon ami, quelle est cette torche là -bas qui prête sa lumière inutile aux larves et aux crânes sans yeux ? Il me semble qu’elle brûle dans le monument des Capulets. BALTHAZAR En effet, saint prêtre ; il y a là mon maÃtre, quelqu’un que vous aimez. LAURENCE Qui donc ? BALTHAZAR Roméo. LAURENCE Combien de temps a-t-il été là ? BALTHAZAR Une grande demi-heure. LAURENCE Viens avec moi au caveau. BALTHAZAR Je n’ose pas, messire. Mon maÃtre croit que je suis parti ; il m’a menacé de mort en termes effrayants, si je restais à épier ses actes. LAURENCE Reste donc, j’irai seul… L’inquiétude me prend oh ! je crains bien quelque malheur. BALTHAZAR Comme je dormais ici sous cet if, j’ai rêvé que mon maÃtre se battait avec un autre homme et que mon maÃtre le tuait. LAURENCE, allant vers le tombeau. - Roméo ! Dirigeant la lumière de sa lanterne sur l’entrée du tombeau. Hélas ! hélas ! quel est ce sang qui tache le seuil de pierre de ce sépulcre ? Pourquoi ces épées abandonnées et sanglantes projettent-elles leur sinistre lueur sur ce lieu de paix ? Il entre dans le monument. Roméo ! Oh ! qu’il est pâle !… Quel est cet autre ? Quoi, Paris aussi ! baigné dans son sang ! Oh ! quelle heure cruelle est donc coupable de cette lamentable catastrophe ?… Éclairant Juliette. Elle remue ! Juliette s’éveille et se soulève. JULIETTE Ô frère charitable, où est mon seigneur ? Je me rappelle bien en quel lieu je dois être m’y voici… Mais où est Roméo ? Rumeur au loin. LAURENCE J’entends du bruit… Ma fille, quitte ce nid de mort, de contagion, de sommeil contre nature. Un pouvoir au-dessus de nos contradictions a déconcerté nos plans. Viens, viens, partons ! Ton mari est là gisant sur ton sein, et voici Paris. Viens, je te placerai dans une communauté de saintes religieuses ; pas de questions ! le guet arrive… Allons, viens, chère Juliette. La rumeur se rapproche. Je n’ose rester plus longtemps. Il sort du tombeau et disparaÃt. JULIETTE Va, sors d’ici, car je ne m’en irai pas, moi. Qu’est ceci ? Une coupe qu’étreint la main de mon bien-aimé ? C’est le poison, je le vois, qui a causé sa fin prématurée. L’égoïste ! il a tout bu ! il n’a pas laissé une goutte amie pour m’aider à le rejoindre ! Je veux baiser tes lèvres peut-être y trouverai-je un reste de poison dont le baume me fera mourir… Elle l’embrasse. Tes lèvres sont chaudes ! PREMIER GARDE, derrière le théâtre Conduis-nous, page… De quel côté ? JULIETTE Oui, du bruit ! Hâtons-nous donc ! Saisissant le poignard de Roméo. Ô heureux poignard ! voici ton fourreau… Elle se frappe. Rouille-toi là et laisse-moi mourir ! Elle tombe sur le corps de Roméo et expire. Entre le guet, conduit par le page de Paris. LE PAGE, montrant le tombeau. - Voilà l’endroit, là où la torche brûle. PREMIER GARDE, à l’entrée du tombeau Le sol est sanglant. Qu’on fouille le cimetière. Allez, plusieurs, et arrêtez qui vous trouverez. Des gardes sortent. Spectacle navrant ! Voici le comte assassiné… et Juliette en sang !… chaude encore !… morte il n’y a qu’un moment, elle qui était ensevelie depuis deux jours !… Allez prévenir le prince, courez chez les Capulets, réveillez les Montagues… que d’autres aillent aux recherches ! D’autres gardes sortent. Nous voyons bien le lieu où sont entassés tous ces désastres ; mais les causes qui ont donné lieu à ces désastres lamentables, nous ne pouvons les découvrir sans une enquête. Entrent quelques gardes, ramenant Balthazar.. DEUXIÈME GARDE Voici le valet de Roméo, nous l’avons trouvé dans le cimetière. PREMIER GARDE Tenez-le sous bonne garde jusqu’à l’arrivée du prince. Entre un garde, ramenant Frère Laurence.. TROISIÈME GARDE Voici un moine qui tremble, soupire et pleure. Nous lui avons pris ce levier et cette bêche, comme il venait de ce côté du cimetière. PREMIER GARDE Graves présomptions ! Retenez aussi ce moine. Le jour commence à poindre. Entrent le prince et sa suite. LE PRINCE Quel est le malheur matinal qui enlève ainsi notre personne à son repos ? Entrent Capulet, lady Capulet et leur suite.. CAPULET Pourquoi ces clameurs qui retentissent partout ? LADY CAPULET Le peuple dans les rues crie Roméo !… Juliette !… Paris !… et tous accourent, en jetant l’alarme, vers notre monument. LE PRINCE D’où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos oreilles ? PREMIER GARDE, montrant les cadavres. - Mon souverain, voici le comte Paris assassiné ; voici Roméo mort ; voici Juliette, la morte qu’on pleurait, chaude encore et tout récemment tuée. LE PRINCE Cherchez, fouillez partout, et sachez comment s’est fait cet horrible massacre. PREMIER GARDE Voici un moine, et le valet du défunt Roméo ; ils ont été trouvés munis des instruments nécessaires pour ouvrir la tombe de ces morts. CAPULET Ô Ciel !… Oh ! vois donc, femme, notre fille est en sang !… Ce poignard s’est mépris… Tiens ! sa gaine est restée vide au flanc du Montague, et il s’est égaré dans la poitrine de ma fille ! LADY CAPULET Mon Dieu ! ce spectacle funèbre est le glas qui appelle ma vieillesse au sépulcre. Entrent Montague et sa suite. LE PRINCE Approche, Montague tu t’es levé avant l’heure pour voir ton fils, ton héritier couché avant l’heure. MONTAGUE Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit. L’exil de son fils l’a suffoquée de douleur ! Quel est le nouveau malheur qui conspire contre mes années ? LE PRINCE, montrant le tombeau Regarde, et tu verras. MONTAGUE, reconnaissant Roméo Malappris ! Y a-t-il donc bienséance à prendre le pas sur ton père dans la tombe ? LE PRINCE Fermez la bouche aux imprécations, jusqu’à ce que nous ayons pu éclaircir ces mystères, et en connaÃtre la source, la cause et l’enchaÃnement. Alors c’est moi qui mènerai votre deuil, et qui le conduirai, s’il le faut, jusqu’à la mort. En attendant, contenez-vous, et que l’affection s’asservisse à la patience… Produisez ceux qu’on soupçonne. Les gardes amènent Laurence et Balthazar. LAURENCE Tout impuissant que j’ai été, c’est moi qui suis le plus suspect, puisque l’heure et le lieu s’accordent à m’imputer cet horrible meurtre ; me voici, prêt à m’accuser et à me défendre, prêt à m’absoudre en me condamnant. LE PRINCE Dis donc vite ce que tu sais sur ceci. LAURENCE Je serai bref, car le peu de souffle qui me reste ne suffirait pas à un récit prolixe. Roméo, ici gisant, était l’époux de Juliette ; et Juliette, ici gisante, était la femme fidèle de Roméo. Je les avais mariés le jour de leur mariage secret fut le dernier jour de Tybalt, dont la mort prématurée proscrivit de cette cité le nouvel époux. C’était lui, et non Tybalt, que pleurait Juliette. À Capulet. Vous, pour chasser la douleur qui assiégeait votre fille, vous l’aviez fiancée, et vous vouliez la marier de force au comte Paris. Sur ce, elle est venue à moi, et, d’un air effaré, m’a dit de trouver un moyen pour la soustraire à ce second mariage ; sinon, elle voulait se tuer là , dans ma cellule. Alors, sur la foi de mon art, je lui ai remis un narcotique qui a agi, comme je m’y attendais, en lui donnant l’apparence de la mort. Cependant j’ai écrit à Roméo d’arriver dès cette nuit fatale, pour aider Juliette à sortir de sa tombe empruntée, au moment où l’effet du breuvage cesserait. Mais celui qui était chargé de ma lettre, Frère Jean, a été retenu par un accident, et me l’a rapportée hier soir. Alors tout seul, à l’heure fixée d’avance pour le réveil de Juliette, je me suis rendu au caveau des Capulets, dans l’intention de l’emmener et de la recueillir dans ma cellule jusqu’à ce qu’il me fût possible de prévenir Roméo. Mais quand je suis arrivé quelques minutes avant le moment de son réveil, j’ai trouvé ici le noble Paris et le fidèle Roméo prématurément couchés dans le sépulcre. Elle s’éveille, je la conjure de partir et de supporter ce coup du ciel avec patience… Aussitôt un bruit alarmant me chasse de la tombe ; Juliette, désespérée, refuse de me suivre et c’est sans doute alors qu’elle s’est fait violence à elle-même. Voilà tout ce que je sais. La nourrice était dans le secret de ce mariage. Si dans tout ceci quelque malheur est arrivé par ma faute, que ma vieille vie soit sacrifiée, quelques heures avant son épuisement, à la rigueur des lois les plus sévères. LE PRINCE Nous t’avons toujours connu pour un saint homme… Où est le valet de Roméo ? Qu’a-t-il à dire ? BALTHAZAR J’ai porté à mon maÃtre la nouvelle de la mort de Juliette ; aussitôt il a pris la poste, a quitté Mantoue et est venu dans ce cimetière, à ce monument. Là , il m’a chargé de remettre de bonne heure à son père la lettre que voici et entrant dans le caveau, m’a ordonné sous peine de mort de partir et de le laisser seul. LE PRINCE, prenant le papier que tient Balthazar - Donne moi cette lettre, je veux la voir… Où est le page du comte, celui qui a appelé le guet ? Maraud, qu’est-ce que ton maÃtre a fait ici ? LE PAGE Il est venu jeter des fleurs sur le tombeau de sa fiancée et m’a dit de me tenir à l’écart, ce que j’ai fait. Bientôt un homme avec une lumière est arrivé pour ouvrir la tombe ; et, quelques instants après, mon maÃtre a tiré l’épée contre lui ; et c’est alors que j’ai couru appeler le guet. LE PRINCE, jetant les yeux sur la lettre Cette lettre confirme les paroles du moine… Voilà tout le récit de leurs amours… Il a appris qu’elle était morte ; aussitôt, écrit-il, il a acheté du poison chez un pauvre apothicaire et sur-le-champ s’est rendu dans ce caveau pour y mourir et reposer près de Juliette. Regardant autour de lui. Où sont-ils, ces ennemis ? Capulet ! Montague ! Voyez par quel fléau le ciel châtie votre haine pour tuer vos joies, il se sert de l’amour !… Et moi, pour avoir fermé les yeux sur vos discordes, j’ai perdu deux parents. Nous sommes tous punis. CAPULET Ô Montague, mon frère, donne-moi ta main. Il serre la main de Montague. Voici le douaire de ma fille ; je n’ai rien à te demander de plus. MONTAGUE Mais moi, j’ai à te donner plus encore. Je veux dresser une statue de ta fille en or pur. Tant que Vérone gardera son nom, il n’existera pas de figure plus honorée que celle de la loyale et fidèle Juliette. CAPULET Je veux que Roméo soit auprès de sa femme dans la même splendeur pauvres victimes de nos inimitiés ! LE PRINCE Cette matinée apporte avec elle une paix sinistre, le soleil se voile la face de douleur. Partons pour causer encore de ces tristes choses. Il y aura des graciés et des punis. Car jamais aventure ne fut plus douloureuse que celle de Juliette et de son Roméo. Tous sortent.
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adieu adieu je pars sans détourner les yeux